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Interview

Jean-François Vilotte: «On peut aisément truquer un match à Roland-Garros depuis Singapour»

Face à la multiplication des paris en ligne, et la simplicité pour truquer les matchs, Jean-François Vilotte, premier président de l’autorité de régulation des jeux en ligne, affirme que l’arsenal judiciaire n’est pas suffisant. Tout comme la volonté des autorités sportives de s’attaquer au problème des rencontres truquées.
publié le 18 janvier 2016 à 19h51

Directeur général de la Fédération française de tennis de 2007 à 2009, premier président de l’Arjel, l’autorité de régulation des jeux en ligne créée à l’occasion de la libéralisation du secteur des paris en 2010, cet ancien haut fonctionnaire devenu avocat est un des meilleurs spécialistes français des paris sportifs. Il plaide pour une collaboration accrue entre le monde du sport et les autorités pénales.

Le tennis est-il un sport à risques pour les paris sportifs ?

C’est un sport individuel et, pour corrompre, il est plus facile de convaincre une personne que toute une équipe. Il est d’autre part très difficile d’apprécier si le joueur manque à son obligation d’effort. Enfin c’est un sport très médiatisé, ce qui signifie que la distance entre le lieu d’enregistrement des paris et celui où se tient la compétition peut être très grande. On peut aisément truquer un match à Roland-Garros depuis Singapour.

Le fait d’avoir multiplié les possibilités de paris sur un très grand nombre de faits de match n’accroît-il pas également les risques de manipulation ?

Le fait d’autoriser les paris sur un très grand nombre de faits de jeux, et notamment les fautes, est très problématique et il faudrait effectivement les interdire sur les plus facilement manipulables, ou lorsque l’enjeu de la compétition est faible ou a disparu. Cela nécessite de solides régulations nationales qui n’existent pas partout et des accords entre les opérateurs de paris et les organisateurs de compétitions. C’est notamment la raison pour laquelle on a mis en place des «droits à parier» afin de permettre aux organisateurs d’événements comme Roland-Garros de contrôler les types de paris autorisés sur leurs compétitions. Mais cela se limite aux sites légaux d’une part et seuls la France et l’Australie ont mis en place des règles aussi contraignantes.

Cela signifie-t-il que ni les autorités sportives ni les Etats n’ont pris la mesure du phénomène ?

Le paradoxe de cette affaire est que le tennis a été un des premiers sports touchés avec l'affaire Davydenko en 2007 (lire page 2) et que ses responsables ne sont pas restés inactifs. Des règles d'éthique sportive ont été mises en place, certains joueurs ont été suspendus pour avoir parié sur des compétitions auxquelles ils participaient mais tout cela, c'est de la prévention. Lors d'une réunion que j'avais organisée à l'époque à la fédération, je me rappelle que la moitié des joueurs français de très haut niveau présents avaient reconnu avoir déjà été approchés directement ou indirectement.

Qu’est-ce qui explique alors que ces pratiques aient pu perdurer ?

Il faut bien comprendre que les fédérations sportives n’arriveront jamais à résoudre seules ce phénomène. Les règles disciplinaires édictées par les fédérations sportives atteignent très vite leurs limites quand on a affaire à une véritable criminalité organisée. Je comprends que leur tendance naturelle soit de vouloir laver leur linge sale en famille et qu’elles s’inquiètent pour la réputation de leur sport mais seuls des moyens de justice pénale peuvent venir à bout de telles pratiques. Cela suppose la mise en place de mécanismes de détection des flux financiers qui sont d’autant plus insuffisants aujourd’hui qu’ils n’ont pas accès à la totalité des données des opérateurs de paris, des écoutes, etc. Dès qu’il a connaissance de faits anormaux, le mouvement sportif devrait immédiatement en informer les autorités judiciaires, ce qui est très loin d’être le cas.

A l’ère de la mondialisation du sport et des réseaux, le combat n’est-il pas perdu d’avance ?

Je ne crois pas. Les manipulations de compétitions sont des activités criminelles et doivent être traitées comme telles. Cela suppose plus de moyens et un arsenal judiciaire qui n’est pas à la hauteur aujourd’hui. Il est impossible d’exiger qu’il n’y ait plus de corruption mais il faut s’assurer d’une transmission complète et systématique des faits suspects entre les professionnels et la justice. C’est une obligation de moyens, pas de résultat.

Vous évoquez des avancées récentes dans ce domaine…

Oui, j’ai participé à la rédaction d’une convention du Conseil de l’Europe contre la manipulation des compétitions sportives qui suppose un certain nombre d’engagements des pays signataires, notamment sur le plan de la coopération internationale. A ce jour, la France qui fait partie des pays les mieux outillés pour surveiller à son petit niveau national l’activité de paris en ligne ne l’a pas encore ratifiée. Si l’on veut préserver la sincérité du sport, il faut commencer par s’en donner les moyens.