Tiennent-ils l'histoire qui fera s'effondrer l'édifice du tennis mondial, à l'image des scandales qui ont successivement touché le cyclisme, le football et l'athlétisme ? Toujours est-il qu'après un an d'enquête conjointe, d'entretiens avec différents acteurs du tennis, d'analyses de 26 000 matchs, de lectures de documents confidentiels, la BBC et le site BuzzFeed ont estimé détenir suffisamment d'éléments pour affirmer que ce sport était atteint par un système de corruption et de trucage de matchs à grande échelle. Le fruit de l'enquête a été publié lundi, quelques minutes avant l'ouverture de l'Open d'Australie. Timing parfait pour créer un buzz qui ne s'est calmé - momentanément ? - que très tard dans la nuit australienne.
Que dit cette enquête ?
«Des paris à hauteur de milliards. Des joueurs de l'élite. Des menaces violentes. Des échanges cryptés avec des parieurs siciliens. Et des matchs suspects à Wimbledon. Les dossiers auxquels nous avons eu accès apportent la preuve de matchs arrangés que les autorités du tennis ont couverts.» Dès le texte introductif, le ton est donné. Le choix de la double publication, s'il vient souligner aussi le travail mené par deux journalistes, n'est en cela pas anodin : d'un côté le sérieux de la BBC, de l'autre le sensationnalisme de BuzzFeed. Que disent exactement Heidi Blake et John Templon, les deux auteurs de l'enquête ? Que «lors de la décennie écoulée, 16 joueurs du Top 50 mondial» ont été signalés aux instances dirigeantes du tennis «pour des soupçons de trucage de leurs matchs». Preuves à l'appui, précisent-ils. Que huit de ces joueurs seraient en course à l'Open d'Australie. Que parmi eux figureraient d'ex-vainqueurs de Grand Chelem, en simple ou en double, qui auraient donc accepté de se coucher contre du cash. Jusqu'à 50 000 dollars (46 000 euros), écrivent-ils. Que des matchs au plus haut niveau seraient concernés par cette corruption : trois à Wimbledon et un à Roland-Garros. Et que le crime profiterait aux joueurs corrompus, certes, mais surtout à des réseaux de parieurs principalement basés en Russie, en Italie du Nord ou en Sicile. Enfin, les journalistes affirment que l'ATP, l'organisation qui gère le circuit masculin, savait que de telles activités avaient court et qu'elle n'aurait rien fait. Pire, elle les aurait couvertes. Chris Kermode, le président de l'ATP, a nié ces allégations lundi au cours d'une conférence de presse à laquelle il a poliment été mis fin lorsque les questions ont commencé à se faire plus pressantes.
Des noms sont-ils cités ?
C'est le gros hic de ces «révélations». Aucun des 16 joueurs incriminés n'est nommé. Les seuls noms qui apparaissent dans l'article sont ceux du Russe Nikolay Davydenko et de l'Argentin Martin Vassallo-Arguello, pour des faits remontant à 2007, déjà connus et soumis à une investigation dont il était ressorti qu'il n'existait pas de preuves suffisantes pour étayer les soupçons de trucage. Pour le reste, tout le monde à Melbourne, à commencer par Roger Federer, aurait souhaité «entendre des noms». «Il n'y a rien de neuf dans ce qui a été révélé, a dit le Suisse. Est-ce un joueur qui a été approché ? Ou son entourage ? On parle de vainqueurs de Grand Chelem. Mais quel tournoi ? Le simple ou le double ?»
Est-ce un secret de polichinelle ?
Pour autant, le problème de la corruption et des matchs truqués est un sujet récurrent dans le tennis. Cela existe et tout le monde le sait. Novak Djokovic, numéro 1 mondial et quintuple vainqueur de l'Open d'Australie, a expliqué lundi qu'il avait été approché en 2007 pour perdre un match lors du tournoi de Saint-Pétersbourg. «J'ai été approché par l'intermédiaire de gens qui travaillaient avec moi à l'époque. Evidemment, nous avons immédiatement dit non. La personne qui essayait de me contacter n'est même pas arrivée à moi.» 2007, c'est également l'année où Arnaud Clément avait expliqué avoir été sondé de la même manière. «Ça m'est arrivé, avait révélé l'Aixois, je ne dirai pas où, ni la somme que l'on m'a proposée, mais on m'a déjà demandé de perdre un match.» Comment les corrupteurs s'y prennent-ils ? Simplement, la plupart du temps : Facebook et la ligne téléphonique de la chambre d'hôtel sont devenus des musts en la matière.
Pour 50 000 dollars, tu achètes qui?
Pour un membre du Top 10, les 10 000, 20 000, 30 000 ou les 50 000 dollars offerts par les parieurs professionnels paraissent certes une goutte d'eau dans leur fortune. Mais pour les galériens du tennis, davantage habitués au circuit secondaire qu'aux finales de Grand Chelem, cela peut (grandement) améliorer l'ordinaire. Quand un titre sur un tournoi doté de 100 000 dollars rapporte au final péniblement 1 500 dollars au vainqueur et qu'avec cela, il doit payer son coach, son kiné, ses balles, ses courts d'entraînement, son hôtel et son billet d'avion ou de train, on comprend que la tentation puisse être grande… «Le plus grave, prévient ainsi Lionel Zimbler, l'entraîneur du Français Benoît Paire qui s'occupe également de juniors, c'est que cela commence dans les petits tournois où les joueurs gagnent très peu d'argent et où certains se laissent plus facilement influencer. Je pense que c'est un fléau énorme dans le tennis, bien plus que le dopage.» La multiplication des sites de paris en ligne et la possibilité de parier sur tout et n'importe quoi - perte du premier point, du premier jeu, du premier set… - ont rendu le problème encore plus prégnant ces dernières années.
Et L’ATP laisse faire ?
«Je n'y crois pas un instant», commente Federer, au diapason de pas mal de joueurs. Dans la foulée des soupçons entourant Davydenko a été créée, en 2008, par les instances dirigeantes du sport, la Tennis Integrity Unit, dirigée par un ancien de Scotland Yard. Elle se targue d'avoir prononcé 18 sanctions dans ce cadre depuis 2010. «Ces poursuites, s'est félicité lundi Chris Kermode, incluaient cinq joueurs et un officiel, tous bannis à vie.» Reste que prouver qu'un match a été arrangé demeure très difficile : comment être sûr qu'un joueur a «balancé» ? Et qu'il l'a fait pour l'argent et non parce qu'il avait la tête ailleurs ? A contrario, rater trois volées faciles sans que cela se voie trop, dans un jeu qui offre le break à son adversaire, est de l'ordre des possibles. «C'est compliqué, concède Gilles Simon. Mais j'imagine que ceux qui le font, s'il y en a, ne doivent pas avoir vendu un match, mais plusieurs. Donc cela devrait se voir.» «Les gens essaient de deviner de qui il s'agit, co nclut Djokovic. Mais il n'y a pas de preuve concernant des joueurs en activité. Tant que cela reste comme ça, ce ne sont que des spéculations.»