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Handball

Karabatic, no man’s hand

Après trois titres mondiaux, deux sacres olympiques et une condamnation pour paris truqués, le joueur star des Bleus, en lice à l’Euro, apparaît de plus en plus difficile à percer.
Nikola Karabatic pendant le match de l'Euro contre la Pologne, le 19 janvier. (Photo Attila Kisbenedek. AFP)
publié le 22 janvier 2016 à 19h21
(mis à jour le 23 janvier 2016 à 13h52)

Achaque match, Nikola Karabatic déplace des montagnes. En défense. En attaque : il les empoigne, les secoue, les tasse et les montagnes finissent par céder. Depuis le début d’un Euro de hand polonais où les Bleus sont en souffrance, avant d’affronter la jeune génération croate à quitte ou double samedi, la vedette tricolore, 31 ans et deux couronnes de meilleur joueur du monde (2007 et 2014), a un rendement modeste. Mais il lutte, jouant chaque ballon comme si c’était le dernier, rageur sous le regard parfois interloqué des adversaires, se vautrant sur le parquet lors d’un match de préparation sans conséquence comme s’il disputait une finale olympique. Nikola Karabatic ne badine pas avec son sport. Peut-être est-ce pour cela qu’il s’est dit aussi touché par une affaire des paris suspects qui lui a valu une condamnation pour escroquerie en juillet. On y reviendra.

«Sur le terrain, plus la tempête gronde, plus il s'avance en première ligne, souligne le sélectionneur, Claude Onesta, dans son autobiographie, le Règne des affranchis. C'est sans doute ce qui le différencie de Daniel Narcisse, qui, avec un potentiel tout aussi impressionnant, veut être parmi les plus grands, mais ne cherche pas à être le premier.» La seule place qui compte. «Moi, je ne sais pas quelles sont ses motivations profondes», dit Guillaume Gille, qui a remporté deux titres olympiques à ses côtés, à Pékin en 2008 et à Londres en 2012. Il faut comprendre que les racines de Karabatic s'enfoncent profondément sous le parquet.

«On peut l’accueillir à la maison»

2003. Karabatic est à peine majeur, et on raconte que ce jeune homme pourrait être le joueur qui aidera les Bleus à remporter, un jour enfin, si les astres sont bien disposés, un titre olympique. La sélection tricolore cherche l'outil de calibre mondial qui lui fait défaut : un type capable de distribuer les ballons, de défendre implacablement et de perforer des défenseurs de 100 kilos. Un hôtel lisboète abritant un point presse : assis dans un fauteuil qu'il martyrise, le natif de Nis (en Yougoslavie, dans la partie serbe) attend, légèrement en retrait, une question qui ne viendra jamais. Il n'y tient plus, se lève et regarde Lisbonne à travers la baie vitrée les mains dans le dos. Puis il se rassoit, toujours en souriant, avec ce visage de bouddha qu'il peut avoir parfois. Michel Barbot, l'intendant des Bleus, se souvient de lui à l'époque : «Poli, discipliné, affable.» Et aujourd'hui ? «Discipliné, affable, poli.» Karabatic, la semaine dernière : «J'ai deux souvenirs de ce Mondial portugais. C'est la première fois qu'on ne me posait pas de question et ça ne s'est jamais reproduit depuis. Ensuite, comme je ne jouais pas, le coach croate me voit en tribune et me dit, sachant mes origines : "Ça te dirait de jouer pour nous ?"»

Mémoire sélective, protection instinctive. Onesta, dans sa bio, à propos d'un exercice de penalty datant de cette époque : «Nikola veut montrer à ses coéquipiers ce qu'il a dans le bras droit. Et à moi, probablement, ce qu'il a autre part. Le festival débute. Tirs aux effets les plus variés, lob, chabala [feinte de frappe lourde amortie par un cassé du poignet, ndlr], n'importe quoi… A cet instant, le joueur n'est plus dans l'efficacité, mais dans le paraître. D'ailleurs, nos gardiens de but stoppent un ballon sur deux. Je reste de marbre : "Dix pompes, et tu recommences." Et Karabatic recommence : tirs aux effets les plus variés, lob, chabala, n'importe quoi… Et je ne lâche pas : "Dix pompes, et tu recommences." Et ainsi de suite, trois, quatre, dix fois… Les autres joueurs assistent à la scène, dans un silence stupéfait. Au bout d'une éternité, enfin, Nikola consent à effectuer sobrement sa série de penaltys. Je siffle la fin du bras de fer. Dans mon esprit, ça ne change rien : il est bon pour retourner sur le banc. Mais les autres joueurs, en le réconfortant, vont avoir la réaction que j'escomptais. Du genre : "Oh ! Le petit, on ne lui laisse pas mettre les pieds sur la table, ça va, on peut l'accueillir à la maison."»

Une fois l'anecdote contée, Onesta résume le principal enjeu de cette intégration portugaise, passée sur le banc, même face aux Argentins ou aux Saoudiens : «Il a 18 ans, et tout le monde le présente à juste titre comme le futur Jackson Richardson, le grand leader qui va hisser les Bleus sur de nouveaux sommets. Premier problème : le vrai Jackson Richardson est encore là. Second problème, plus crucial encore pour la cohésion : les joueurs souffrent alors en silence de la surexposition médiatique de l'un d'eux [Richardson, ndlr], et ce n'est pas le moment d'adouber en grande pompe celui qui va capter la lumière durant les dix ans qui viennent.»

Guillaume Gille parle du Karabatic d'alors : «Un garçon tranquille, respectueux des anciens.» Et curieux intellectuellement. En 2006, lors d'un rassemblement, il nous dit aimer «les histoires de scientifiques, ainsi que les petites et les grandes découvertes», avant de nous demander ce qu'on lit. La fois suivante, on lui glissera deux polars, dont un de George Pelecanos. Sa vie à lui n'est pas encore un roman noir : lors de l'Euro 2006 en Suisse, premier titre de l'ère Claude Onesta, il rayonne. «Il était partout sur le parquet, détaille Guillaume Gille. C'est un monstre physique, et son jeu passe par l'effort guerrier et le duel. Avec les années, il a trouvé plus d'alternance. Il est devenu un chef d'orchestre capable d'orienter la manœuvre, mais il peut encore tout arracher s'il le veut.» Cédric Burdet, champion olympique à Pékin aujourd'hui à la tête d'un cabinet immobilier : «Une bête d'une puissance énorme avec un sens du jeu inouï dès son jeune âge, avec un sang-froid comme jamais je ne l'ai vu chez qui que ce soit d'autre. Un mec en acier trempé avec une paille dedans : l'affaire des paris.»

«Posez-moi de vraies questions»

Le 10 juillet dernier, Nikola Karabatic est condamné pour escroquerie à 10 000 euros d'amende par le tribunal correctionnel de Montpellier. L'affaire : comme une partie de ses équipiers du club montpelliérain (MHSC), son frère Luka (en équipe de France de hand comme lui), sa compagne, Géraldine Pillet, et des amis, il a parié sur le fait que son club serait mené à la pause par Cesson Rennes en championnat, le 12 mai 2012 - un match auquel il n'a pas pris part. A tout le moins, Karabatic était au courant de ce projet de pieds nickelés. Et a laissé faire, en chef de clan charismatique. Au fil des auditions et du procès, beaucoup reconnaîtront leur tort, comme Luka Karabatic ou Géraldine Pillet. Nikola ne pliera pas. En garde à vue à la brigade financière, il est aussi bavard qu'un grand voyou : «C'est possible», «Je ne sais pas», «Aucun souvenir». Au tribunal, le 17 juin, son petit frère Luka amuse la galerie, sa compagne se grille une Vogue pendant l'interruption de séance et Karabatic reste de marbre, consulte les PV, prend des notes constamment. Et investit le prétoire comme il attaque la défense adverse. Au procureur, Patrick Desjardins : «Posez-moi de vraies questions, je ne suis pas là pour émettre des hypothèses. Ce serait bien d'être précis. Je vous écoute.»

Aux deux experts autoproclamés (un ancien arbitre international et un prof agrégé d'éducation physique), chargés d'étudier la gestuelle des joueurs montpelliérains lors du match contre Cesson Rennes pour y déceler une éventuelle mauvaise volonté : «Je n'avais jamais vu le match [on peut en douter tant le bonhomme est méticuleux, ndlr]. J'avais une certaine peur : quand même, on ne sait jamais. Mais je suis très heureux. Je sais un peu de quoi je parle, je fais du handball à haut niveau. Se dire expert du handball, ce n'est pas facile.» A tous, journalistes, fans, contempteurs, collègues, dirigeants : «Je ne parierai jamais sur mon sport.» Depuis, ce taiseux, qui a fait appel de la décision du tribunal, se protège toujours plus. Même dans les dîners de vieux potes, qui se connaissent depuis dix ou quinze ans, il peine à se lâcher. L'insouciance l'a quitté.

Mais a-t-elle eu voix de cité un jour ? Un peu, à Colmar en tout cas, où son père, Branko Karabatic, grand gardien de handball yougoslave, est venu terminer sa carrière et gagner quatre sous. Il faut imaginer les copains de hand, souvent venus des Balkans, raconter leurs exploits autour de la table familiale avec le petit Nikola qui boit leurs paroles comme un lait fraise. Branko est croate, de Trogir, la mère, Radmila, dite «Lala», est serbe, de Nis. A la maison, on évite de parler des drames qui déchirent le pays. Nikola accroche des posters dans sa chambre : «Les joueurs de l'équipe de France», explique Lala. Les Barjots - premiers champions du monde français dans un sport collectif, en 1995 - font rêver le minot mais la culture, l'exigence vient de l'ex-Yougoslavie. Luka au tennis, Nikola au hand : on s'amuse quand on gagne. Et Nikola décroche son bac S avec mention. Daniel Costantini, sélectionneur entre 1985 et 2001 : «L'éducation handballistique qui lui a été donnée l'a prédestiné à tout bien faire sur un terrain, à une époque où les joueurs sont pourtant de plus en plus spécialisés. La marque Branko, c'est une qualité technique hors pair alors que les coachs français dans les années 80 étaient souvent dans l'à-peu-près. Avec Nikola, tout s'est fait dans l'ordre. Excellent dans la scolarité, il ne la ramenait pas avec son père à côté. Il aurait pu faire du foot, du volley, du basket…»

Karabatic va retourner au bercail deux fois. Au Mondial 2009 organisé en Croatie : il y fait souvent la une des journaux, traité avec autant de déférence que de mépris. Le titre le plus subtil : «Prince des Balkans, handballeur français.» Manière de gâcher un destin qui aurait dû être pavé du damier rouge et blanc croate.

On débarque avant un France-Croatie de poule (donc pour du beurre) à l'Arena de Zagreb bien avant le match. Les techniciens du tableau d'affichage inscrivent déjà un 7-0 pour les locaux avec six minutes d'exclusion (devenant ainsi définitive) pour le numéro 13 des Bleus, Karabatic bien sûr. Une insolence magnifique. Quand il rentrera sur le parquet, sifflets et applaudissements l'accueilleront. Il en sourira. En Croatie, il passait ses vacances à Poljica sur la côte dalmate et dévorait des palettes de cevapcici arrosées de Cokta, l'imitation locale du Coca, un excellent sirop pour la toux à l'usage. «Ces sifflets sont une marque de respect, dira-t-il. C'est bien, ils ont peur de toi, peur de ce que tu peux faire. Une salle entière contre toi, c'est presque magique. Tu dois être costaud. Si tu pètes les plombs, c'est que tu n'es pas prêt.» En finale, les dizaines de briquets que les Bleus ont pris sur la tronche ne les empêcheront pas de battre les Croates, un des plus grands exploits du sport français à ce jour.

«Je ne pouvais pas laisser le boulet aux autres»

L’autre retour aux sources fut une noyade : l’Euro 2012 en Serbie, la seule compétition qu’il ait ratée. Lors du premier tour à Novi Sad, tout le monde est mauvais, mais c’est vers lui que les regards se tournent : Karabatic, qui a grandi en Serbie jusqu’à l’âge de 4 ans, n’avait jamais fait défaut auparavant. Son nom est applaudi partout. Dans l’hôtel des Bleus, les fans font la queue pour lui arracher un autographe. Nikola raconte même que des Serbes énamouré(e)s lui passent des coups de fil jusque dans sa chambre. La charge émotionnelle est évidente : «Lala» est présente, rayonnante dans les rues de la ville. Karabatic balaye alors les critiques - je ne suis pas si mauvais que vous le dites. «Lala» rassure les Cassandre en coulisses - vous savez, il est nul, mais il est bon.

Un désastreux 3 (buts) sur 15 (tirs tentés) contre la Hongrie lève le masque, du moins en partie. Karabatic parle de son «p ire match» en bleu mais ne s'attarde pas. Jérôme Fernandez, son capitaine : «Nikola a vécu ces derniers mois quelque chose de difficile, à titre privé. J'en sais quelque chose pour l'avoir vécu. Et parfois, la tête prend le dessus sur le reste.» Il faut comprendre que Karabatic a perdu son père en mai 2011, et… qu'Onesta appuie sur ce registre : «Je vous laisse imaginer tout ce qui a dû accompagner son approche de la compétition. Un Euro sur sa terre natale, la disparition de son père. Ça l'a affecté.»

L'explication psychanalysante au bout d'un Euro bouclé à la 11position, Karabatic va s'en souvenir. Au cours des mois suivants, au fil des interviews, il donnera sa version et n'en bougera pas. 1) S'il n'a pas été bon, ses partenaires non plus. 2) Il a assumé jusqu'au bout : «Continuer à tirer alors que tu n'es pas en réussite, ça n'est pas de l'égoïsme, je ne pouvais pas laisser le boulet aux autres.» Sous-entendu: compte tenu de mon statut et des exigences qui vont avec. 3) L'absence de son père n'a rien à voir : «Elle remontait quand même à huit mois mais je pense que les journalistes auraient bien aimé que je me confesse ou que je pleure, mais non.» De fait : certaines lacunes ont été identifiées après l'Euro par le staff des Bleus, des manques techniques mêlés à une implication collective moindre. L'ensemble de l'équipe, moins les coachs, débriefera aussi de son côté, entre deux tournées de pintes. Guillaume Gille : «Son supposé manque d'autocritique, c'est un discours de journalistes. Au sein du vestiaire, il n'y avait aucune ambiguïté sur les performances de Nikola à l'Euro 2012. Il est d'une assurance extrême, mais aussi capable d'une analyse juste. Sans remise en cause après cette compétition ratée, nous n'aurions jamais été champions olympiques en août, à Londres.»

Un titre après lequel Karabatic expliquera ne jamais avoir «souffert» de l'épisode serbe : «J'ai toujours appris à ne pas m'énerver, à passer outre. On a dit que je devais me reconstruire. Tout ça est très personnel. » Après la finale, il participera au démontage du plateau de l'Equipe TV («Rien de grave, on fête juste ça, on se laisse un peu aller») et rappellera au fil de sa tournée des popotes médiatiques - magazines people, Grand Journal, Têtu - qu'il était avant tout un coriace. «On nous a craché dessus : c'est bon de montrer au monde, aux gens, qu'ils sont des idiots et qu'on est toujours la même équipe.» Avec le recul, le directeur technique national, Philippe Bana, ne sait toujours pas sur quel pied danser : «Il y avait chez lui une tristesse interne visible. Tout rappelait des moments difficiles, mais il n'a jamais voulu nous dire que c'était ça. Pour lui, il était juste un peu moins bon, comme toute l'équipe d'ailleurs. Nikola ramène tout à la performance, et ne dit jamais que ça peut être l'affect. Il passe à autre chose.»

«Excellent encaisseur»

Nikola Karabatic est surtout passé à un autre statut : celui de chef de clan qui aime se rendre dans le fief maternel à Castelnau-le-Lez (Hérault), mais a décidé de conquérir Paris. A l'été 2015, il emmène son frère et son entraîneur fétiche (Zvonimir Serdarusic) dans ses valises au Paris-SG de Nasser al-Khelaïfi, qui le voulait depuis longtemps. Karabatic touche 40 000 euros par mois (à rapprocher des 500 000 euros par an que lui rapporteraient ses contrats pubs) et prend toute la place : au PSG, où il essaye (sans succès) de fixer la date de reprise de l'entraînement, et en sélection. Contactés, ni Patrice Canayer, son coach à Montpellier qui était déjà en délicatesse avec la star bien avant l'affaire des paris, ni Sylvain Nouet, l'adjoint de Claude Onesta, évincé en 2014 au profit de Didier Dinart (intime d'un Karabatic qui est le parrain de sa fille), n'ont souhaité s'exprimer sur le sujet. «C'est un excellent encaisseur, résume Philippe Bana. Il s'est blindé au moment des paris. Il est capable de se recroqueviller sur des choses simples : la famille et le hand.» A sa façon, avec une forme secrète de méticulosité. Mais on ne déplace pas les montagnes autrement.

A l'Euro, revoilà les Croates

Comme on se retrouve ! Le hand étant ce qu’il est (une affaire de traditions), les France-Croatie sont de vieilles rengaines qui reviennent le mois de janvier venu. Personne ne s’en plaindra, tant ces rencontres sont des climax de ce sport, avec des coups de Trafalgar tactiques et techniques des deux côtés, assortis de nombreux caramels bien sentis. Ce samedi à Cracovie (Pologne), à 18 h 15, les deux nations disputeront un match du second tour de l’Euro avec un enjeu simple : une défaite, et c’en est quasi fini des rêves de demi-finale. Après avoir été concassée par le pays hôte mardi (31-25 pour la Pologne), la bande au tireur borgne Karol Bielecki ayant joué une finale avant l’heure, la France s’est échauffée jeudi face la Biélorussie (34-23, 20-5 à la mi-temps) avec un Nikola Karabatic requinqué (9 sur 9 aux tirs, en toute simplicité) et une large revue d’effectifs. Avec sa formation en reconstruction, la Croatie a dérouillé de pauvres Macédoniens (34-24), qui font de moins en moins illusion au fil de la compétition. Dès les premières minutes du choc, on saura. A l’intensité défensive proposée par les Français, on verra s’ils ont corrigé les carences affichées mardi. A la diversité de leurs enclenchements offensifs, on saura si, malgré une qualification pour les Jeux de Rio déjà acquise grâce à leur titre de champions du monde en janvier 2015 au Qatar, ils ont envie de croquer cet Euro en apéro. Avec eux, il n’y a jamais de demi-mesure.