«Il y a un match de foot ici, ce soir ?» Entendu samedi au stade Jean-Bouin d'Angers dans une enceinte complètement déserte une petite heure avant la rencontre : c'est le président du SCO, Saïd Chabane, qui s'est posé la question à lui-même à haute voix. On s'est pointé chez le promu de Ligue 2 après la pluie, à revers, alors que l'incroyable histoire d'un club deuxième du championnat en décembre avec le 19e budget de l'élite (23 millions annoncés pour la saison) prend des proportions plus modestes : quatrième défaite de suite samedi, celle-là contre le Montpellier Hérault (2-3). Pour une image qui nous hantera longtemps. Celle d'un gosse de 20 ans quittant le stade une demi-heure avant ses équipiers dans un mélange de fureur et de honte, regardant droit devant : on espère pour lui qu'il n'y avait pas de radar mobile sur le chemin de la maison.
Saïd Benrahma a été sorti par l'entraîneur du SCO, Stéphane Moulin, à la 32e minute comme on se fait mettre au piquet. Dans le foot, un remplacement avant la mi-temps sans qu'une blessure ne diminue le joueur est un désaveu terrible et rarissime, le coach se privant d'un des trois remplacements auxquels il a droit par la suite pour injecter du sang frais ou modifier la disposition tactique à travers un changement.
Quand ça lui est tombé dessus, Benrahma a marqué la surprise. Il n’a pas refusé le salut - purement formel - de Moulin, croisé sur le chemin du banc, puis il a ravalé sa colère pendant plus d’une heure, contraint d’assister depuis le bord de touche (on lui aurait fait payer une fuite immédiate, irrespectueuse envers l’équipe) à un spectacle qui lui arrachait les boyaux.
Manque d’agressivité
A la fin de la partie, il a filé à la vitesse de l'éclair et au bord des larmes. Moulin : «C'est traumatisant, oui. C'est la première fois que je change un joueur avant la mi-temps cette saison. Mais il faut qu'il comprenne certaines choses, et c'est un moyen de les exprimer. Il est hors de question de perdre le joueur : il a toute mon attention, on en discutera aussi longtemps qu'il en aura besoin.» Tout ceci pour dire que, oui, il y a eu un match de foot à Angers. Que Benrahma n'oubliera jamais : sa carrière de joueur sera conditionnée par ce qu'il fera de sa soirée de samedi. Avec lui, Moulin va investir le cœur nucléaire du métier d'entraîneur. Deux jours plus tôt, en compagnie de son adjoint Serge Le Dizet, il prêtait son concours au tirage au sort de la coupe du district Maine-et-Loire - un échelon modeste à l'échelle d'un coach de Ligue 1 - et émerveillait les présents par sa simplicité.
Ces derniers mois, on a croisé le patron du SCO à deux reprises. Il est apparu difficile à cerner, mais c’est peut-être de notre faute. Les deux fois, on a flairé la finesse et l’à-propos entrevus samedi sur le cas Benrahma. Mais on ne peut pas dire non plus qu’on a mis le doigt dessus : c’est comme s’ils étaient sous une couche opaque. Samedi, on lui a demandé à plusieurs reprises pourquoi son équipe patinait depuis Noël, le départ de deux joueurs titulaires (l’attaquant Abdoul Camara parti faire fortune au deuxième échelon anglais, le gardien Ludovic Butelle s’offrant à 32 ans un ultime bon contrat dans le championnat belge) n’expliquant pas grand-chose.
Il a répondu «cycle», «petites erreurs», renvoyant à une espèce de fatum auquel personne ne croit. Un présent lui a fait remarquer que ses joueurs n'avaient pas commis la moindre faute lors des vingt premières minutes, signe d'un manque d'agressivité difficilement pardonnable. Moulin a confirmé. On lui a demandé si le manque d'expérience de ses joueurs - inexpérimentés à ce niveau, à deux ou trois éléments près - ne lui coûtait pas de plus en plus cher au fil des matchs et de la fatigue accumulée : «C'est le moins que l'on puisse dire.» Voilà : il faut nommer les choses.
Le prix de la désincarnation
C'est tout le temps comme ça. Le concept de «dalle angevine»mis en avant en début de saison, censé traduire un don de soi et un altruisme plus développé qu'ailleurs ? Entre quatre yeux, Moulin raconte une autre histoire : cinq joueurs qui font la maille au haut niveau, les recruteurs d'une bonne centaine de clubs qui les ont repérés et l'éternelle histoire d'un club contraint de reconstruire la maison chaque année parce qu'aucun joueur n'y atteint la barre des 40 000 euros mensuels. Là encore, il ne s'en formalise pas. En novembre, alors que son équipe tutoie les sommets et accroche le Paris-SG (0-0) à Jean-Bouin, l'entraîneur du SCO avait donné une interview au journal l'Equipe qui nous avait plongés dans une perplexité profonde. Tout en prenant garde de ne jamais illustrer son propos par des exemples concrets (ce qui aurait valu trahison des sacro-saints «secrets» de la vie de son équipe), Moulin avait expliqué que son travail consistait à inculquer le sens de l'entraide et de l'altruisme, qu'il fallait s'oublier pour l'autre, qu'il s'agissait là de belles valeurs, qu'on pouvait y trouver une forme d'accomplissement personnel (mais qu'on n'y était pas obligé pour autant) et tout à l'avenant - un prêche sur le mode «aimez-vous les uns les autres» à faire passer les appels à la générosité du pape pour des provocations scabreuses. Ça nous était tombé des yeux.
Pourtant, on s’est bien gardé du ricanement et de la condescendance, comme il ne fallait - à notre sens - surtout pas faire à Moulin un procès en basse manœuvre médiatique. Déjà, Moulin n’est pas un ravi de la crèche : il a mastiqué le métier dans l’ombre d’une carrière de joueur en Ligue 2 avant de faire ses armes d’entraîneur cinq longues années aux commandes de la réserve du SCO, son arrivée à la tête de l’équipe première relevant de la promotion au mérite. Surtout, il n’est pas impossible que le sport soit, dans son acception collective, là où l’entraîneur se place ès qualités, une manière de plus petit dénominateur commun.
Par une sorte de raccordement cosmique, le tout frais capitaine de l'équipe de France de Coupe Davis de tennis, Yannick Noah, lançait dans l'Equipe de samedi une sorte de coup d'envoi programmatique et on a retrouvé les mêmes mots, les mêmes lieux communs que ceux du coach angevin : «Si les joueurs ne communiquent pas, c'est qu'ils n'arrivent plus à communiquer», «Un gars qui n'est pas bien lors de la semaine d'entraînement ne peut pas être bien le jour du match», «Quand tu touches à l'équipe, tu touches quelque chose de sacré», des portes ouvertes enfoncées en série.
Les mêmes allant raconter exactement la même chose lors des séminaires d’entreprises quand on les y convie, il faut bien se dire qu’il s’agit là de la substance de leur message. Si la simplicité paye dans le vestiaire, elle n’a rien rapporté au-delà : l’écho rencontré auprès du grand public par quelques chroniqueurs daubant le style austère - contre-attaque et puissance athlétique - de l’équipe au mépris de leur grand mérite sportif est possiblement le prix de cette désincarnation, à moins qu’on ait basculé dans un monde où l’on se moque des moins fortunés par principe.
A la queue-leu-leu sous la neige
Samedi, un joueur en a dit ça : «On s'est parfois dit qu'on emmerdait du monde.» Allons. En 2011, le milieu de terrain Cheikh N'Doye, meilleur Angevin cette saison, gagnait 1 500 euros mensuels au Stade athlétique spinalien, vivant avec deux compatriotes sénégalais dans un appartement et prenant ses repas à la cantine municipale : la sortie ô combien prudente des trois hommes dans les rues enneigées de la ville, à la queue-leu-leu, contrastant avec leur aplomb sur le terrain où ils découpaient tous ceux qui passaient à portée, restera longtemps dans l'œil des témoins et les conversations de bistrot. Dans le même ordre d'idée, les cinq premiers mois, l'effectif comptait un joueur (le milieu argentin Diego Gomez, parti à Boulogne-sur-Mer cet hiver) présentant la particularité d'être le seul professionnel de l'Hexagone évoluant avec un ménisque greffé. On peut aussi évoquer le Cambraisien de naissance Charles Diers, devenu en janvier le joueur le plus âgé (34 ans et 7 mois) à être titularisé pour la première fois en Ligue 1, symbole de persévérance que doivent se remettre en tête pour mieux trouver le sommeil quelques centaines de recalés du ballon.
Samedi, le foot avait le visage d'un gosse de 20 ans fuyant dans la nuit pour cacher sa colère et sa honte. Et le regard perdu de l'attaquant Billy Ketkeophomphone : «C'est surprenant qu'on ait manqué à ce point le début de match. On avait fait un super échauffement et on se l'était dit.» Pour ce que valent les mots du foot, franchement…