Facilement accessible en ligne, la vidéo est devenue un must absolu pour tous les amateurs de foot en général et de Pep Guardiola en particulier, lequel sera sur le pont mardi au Juventus Stadium de Turin pour y affronter le finaliste malheureux de la dernière Ligue des champions en 8e de finale aller de cette compétition (20 h 35 sur BeInSport 2). On y voit Thierry Henry, ancien joueur de Pep Guardiola quand celui-ci entraînait un FC Barcelone qui raflait 13 titres sur 16 possibles en quatre ans avec lui, expliquer sur le plateau de Sky Sports en costard gris perle les fondements de la méthode Guardiola avec un exemple à l'appui. Les fondements : «Play [le jeu], possession, position», l'idée étant d'écarter les joueurs de côté à l'extrême pour attirer les défenseurs adverses vers l'extérieur et créer des espaces pour leurs attaquants dans l'axe.
Un corollaire : aucun joueur de Barcelone n'est autorisé à «dézoner» avec les 30 derniers mètres adverses, fût-ce pour venir au secours d'un partenaire : «C'est au porteur du ballon de trouver le joueur dans la zone qui lui est impartie», précise Thierry Henry. L'exemple, tiré d'un match du Barça à Lisbonne face au Sporting, est invraisemblable. Henry ouvre le score en première mi-temps et l'image montre Guardiola impassible, tout en colère rentrée. C'est que l'international français a quitté sa zone à une cinquantaine de mètres du but portugais : «Il m'a sorti dans la foulée», précise Henry. Qui, ce soir-là, inscrivit le seul but du match, ce dont Guardiola se foutait. Aucun entraîneur n'aurait réagi ainsi nulle part. Il y a là l'idée d'un fondamentalisme - ce que je dis est plus important que ce qui se passe sur le terrain aujourd'hui - et même d'un dépassement de ce qu'est le foot, entendu comme l'obtention d'un résultat avec des moyens donnés.
L’idée du beau confisquée
Une clé de compréhension est apparue contre toute attente le 4 mai à Stamford Bridge, au moment où l’ennemi absolu du Catalan, l’entraîneur portugais de Chelsea (viré depuis) José Mourinho, est venu commenter un titre de champion d’Angleterre vieux d’une dizaine de minutes. Alors que personne ne demandait rien sur le sujet au «Special One», il s’est lancé dans une série de considérations critiques à l’endroit de l’entraîneur du Bayern, soulignant l’extrême facilité de son job - le championnat allemand est une formalité pour Munich - par rapport au sien, et revenant sur ce qu’il considère comme une injustice perpétuelle à son endroit : Pep Guardiola gagne indépendamment du contexte, et même du résultat.
Et il gagne parce qu’il a confisqué l’idée du beau. Ou plutôt ce que le grand public pense être le beau : un jeu où l’on contrôle le ballon (plutôt que de laisser l’adversaire s’étourdir avec pour le contrer) à dominante technique, privilégiant la vivacité des petits gabarits et la liberté de choix du joueur. Henry raconte pourtant que cette dernière est relative dans les équipes de Guardiola, celui-ci ayant exporté sa manière de jouer à l’identique quand il est arrivé au Bayern Munich en 2013 : voilà un point qui crédite la colère de Mourinho.
Guardiola n'éclaircit jamais, ou peu s'en faut, ses intentions. Il n'accorde jamais d'entretien particulier à un média et utilise les conférences de presse pour faire avancer ses pions (rarement) ou ne rien dire (souvent). Ses joueurs parlent pour lui. Début février, le défenseur barcelonais Dani Alves (deux Ligues des champions remportées avec Guardiola en 2009 et 2011) s'est exprimé à ce sujet dans le Times et une punchline lui est venue : «Quand Mourinho allume la lumière dans la pièce, Guardiola, lui, tire les rideaux.» A propos de l'arrivée de Pep Guardiola à Manchester City et dans le championnat anglais en juin : «Son secret consiste à vous faire voir les choses différemment. Guardiola est le Einstein du football. Il aime aller quelque part [Barcelone hier, Munich aujourd'hui, Manchester demain, ndlr] où il peut faire une révolution. Elle s'étendra à l'organisation, à l'équipe, au club tout entier. Il veut que tout soit fait à sa façon. Et quand tu prends la place que l'entraîneur qu'il est a prévue - ce qu'en Angleterre on respecte -, il est content de toi.»
Conflit d’intérêt
Ceux qui ont approché Guardiola ont confirmé, à des degrés divers, ce côté obsessionnel et habité. On en revient à une dichotomie très ancienne de l'organisation collective valant pour le sport comme pour tout, stabilisée jadis par le journaliste et écrivain Antoine Blondin : le gang ou le séminaire. Le fracas, les excès et le sens du moment contre le sacerdoce et la patience. En 2011, le magazine So Foot racontait une histoire extraordinaire relatée par Matias Manna, un geek argentin qui avait contacté par mail celui qui n'était alors qu'un apprenti entraîneur, chroniqueur dans la presse espagnole pour combler le vide d'une retraite post-carrière de joueur : «Il m'a répondu et s'est toujours montré ouvert. Un jour, un de ces mails disait qu'il venait en Argentine et il a proposé une rencontre. On a passé une journée ensemble. On a beaucoup parlé de football. Je lui ai offert le livre Lo Suficientemente Loco, une biographie de Marcelo Bielsa. Il m'a remercié et est allé déposer ses affaires dans sa chambre d'hôtel. Quand il est redescendu quelques minutes plus tard, il m'a parlé de quatre ou cinq concepts de jeux qui se trouvaient dans le livre. C'est-à-dire que dans l'ascenseur, sur le chemin du retour à sa chambre, il avait déjà compris l'essentiel du bouquin.» Son silence aidant, Pep Guardiola est de fait devenu pour tout le monde une sorte d'abstraction.
Pourtant, au fil des ans, les indices traduisant un homme de chair et de sang sont apparus. Quand il arrive au Bayern, le natif de Santpedor exige de ses dirigeants l'embauche de Thiago Alcantara, milieu de terrain de 22 ans peinant à faire son trou au FC Barcelone : «C'est lui ou rien.» Le Bayern a ainsi lâché 21 millions d'euros - sacrée somme au regard du standing du joueur - pour un élément qui se trouvait avoir pour agent Pere Guardiola, le frère du coach : un transfert donnant lieu à une commission variable (le principe est de 7 % environ) dans la poche de son représentant, on va dire que les desiderata techniques de l'un ont fait la bonne fortune d'une partie liée, un conflit d'intérêt très répandu qui montre que Pep Guardiola n'est pas un pur esprit.
L'affaire n'a eu aucun écho en Espagne - ces histoires n'en ont jamais nulle part mais on aurait pu penser que la stature de Guardiola changerait la donne. Le commentaire de son ancien adjoint et successeur au Barça, Tito Vilanova, a en revanche été relayé à l'envi : «Guardiola ne colle pas à l'image du noble gentleman des bords de touche que beaucoup de médias sportifs peignent avec enthousiasme.»
«Ibra» se sentait «comme une merde»
Quand il a dit ses mots, Vilanova était aux prises avec un cancer qui l’a emporté depuis : une fragilité qui faisait - pour une fois - de Guardiola un perdant médiatique et qui fausse inévitablement la perception. Ses joueurs, eux, se divisent en deux camps. Ceux qui louent son travail, comme le gardien munichois Manuel Neuer, qui a publiquement déploré le départ en juin de Guardiola à Manchester City. Et ceux qui blâment son manque de courage et son côté fuyant.
Ces derniers sont toujours des stars : à croire qu'ils figurent une cible privilégiée pour le technicien catalan, le foot étant par ailleurs un univers hiérarchisé où les plus modestes ne se font aucune illusion sur la portée de leurs éventuelles critiques envers les monstres sacrés. Borduré à Barcelone où il était hors de question qu'il fasse de l'ombre à Lionel Messi, Zlatan Ibrahimovic a parlé haut : «Je me sentais comme une merde lorsque je m'asseyais dans le vestiaire devant lui [Guardiola]. A ses yeux, je n'étais qu'une ennuyeuse distraction. Il était comme un mur. De lui, je ne recevais aucun signe.» Ce qui, dans le foot comme ailleurs, est aussi une manière de se faire comprendre. Samuel Eto'o a raconté la même histoire : quand Guardiola a pris le Barça en main en 2008 pour sa première expérience à la tête d'une équipe pro, il a essayé d'évincer l'attaquant camerounais sans le lui dire - ni y parvenir.
Eto’o en rigole encore : son extraordinaire saison, qui s’est achevée par une victoire en Ligue des champions lui devant énormément, a assis la réputation de celui qui avait voulu le virer. A une époque où l’apprenti coach a compris qu’il pouvait en quelque sorte étendre le domaine de la lutte, son club ayant pris le pli avant lui de faire suivre certains joueurs jugés «sensibles» par une agence de détectives, il fera sienne cette méthode en 2010 avec son défenseur Gerard Piqué, sous le feu des projecteurs au moment de sa romance avec la chanteuse colombienne Shakira. Les romantiques y verront une volonté de maîtrise (il lisait les rapports lui-même) et une exacerbation de la notion de collectif. A ce titre, il est le seul sur le marché à pouvoir se targuer - ce qu’il ne fait jamais, mais tout le monde le comprend ainsi - d’avoir liquidé des joueurs à plus de 10 millions d’euros par an.
Comme pour le «beau», ce savoir-faire a un prix : 17 millions d’euros par an au Bayern, 22 millions la saison prochaine à City selon la presse anglaise - seuls Cristiano Ronaldo et Lionel Messi sont mieux payés aujourd’hui, deux joueurs qui se sont partagé tous les ballons d’or depuis 2008. Derrière l’escalade capitaliste et les millions : une figure ancienne, le dernier à porter le système au-dessus des hommes. Quelque chose de soviétique.
Un parfum de quart de finale flottera sur les deux 8e de Ligue des champions, ce lundi soir, les plus excitants : Arsenal-Barcelone à l'Emirates, Juventus de Turin-Munich dans le Piémont, préalable à la rentrée, mercredi, de deux autres poids lourds (Manchester City et l'Atlético Madrid) dans des contextes en principe moins dangereux.