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Libération
Sextape

Benzema-Valbuena, dommages et intérêts

Débarrassé en appel d’un encombrant contrôle judiciaire, l’indispensable attaquant de l’équipe de France devrait jouer l’Euro à domicile cet été. Valbuena, victime du chantage, n’a plus qu’à pardonner.

Karim Benzema, en octobre, lors d'un match amical contre l'Arménie à Nice. (Photo Serge Haouzi. Icon Sport)
Publié le 11/03/2016 à 19h41

«Je ne vois pas comment Karim Benzema pourrait disputer l'Euro.» Mi-janvier, devant une poignée de visiteurs, François Hollande se demandait tout haut par quel prodige le meilleur joueur que le foot français a en magasin - ses six saisons au Real Madrid font foi - pourrait s'ébattre sur les pelouses hexagonales en juin, sa mise en examen assortie d'un contrôle judiciaire l'empêchant de rencontrer son coéquipier en bleu Mathieu Valbuena. En cause, l'affaire du chantage à la sextape dont Valbuena est victime, Benzema étant accusé de «complicité de tentative de chantage». Ainsi, le foot a fait des miracles. Mi-février, la juge d'instruction Nathalie Boutard avait levé le contrôle judiciaire de sa propre initiative, contre l'avis du parquet qui avait immédiatement fait appel : la cour de Versailles l'a définitivement levé vendredi, ouvrant la voie à un retour de la vedette tricolore pile-poil pour disputer le championnat d'Europe organisé en France (10 juin-10 juillet). Au vrai, ce retour ne fait plus de doute.

Pourquoi la décision de la cour d’appel change la donne ?

Parce que les deux joueurs peuvent désormais se rencontrer. Déjà, le sélectionneur des Bleus, Didier Deschamps, n'est plus contraint par la justice à prendre l'un ou l'autre lors des rassemblements de la sélection, ce qui avait contraint le président de la Fédération française de foot (FFF), Noël Le Graët, de suspendre Benzema «jusqu'à ce que la situation évolue» : «Il faudrait que la juge décide que le dossier est vide [et prononce un non-lieu, en clair, ndlr] ou que Valbuena et Benzema redeviennent copains après que la juge a décidé de les confronter.»

Benzema devait bien entendu sa suspension au fond du dossier : aux yeux de l’opinion publique, il aurait été impensable d’écarter la victime du chantage (Valbuena) au bénéfice d’un de ses possibles instigateurs (Benzema).

Quel est le jeu de le Graët ?

Faire en sorte que les deux joueurs «redeviennent copains», donc : c'est le dernier barrage séparant Benzema de la sélection. En principe, ce n'est pas gagné. Valbuena a en effet pu goûter, au fil des retranscriptions d'écoutes réalisées par la police et sorties dans les médias, la désinvolture avec laquelle Benzema s'exprime à son endroit quand il a le dos tourné, «ils [les maîtres chanteurs] vont lui pisser dessus», «l'autre tarlouze» et on en passe.

En privé, le milieu de terrain lyonnais dit avoir très mal vécu ces insultes, sans doute aussi parce qu'elles le renvoient à son éternelle condition de joueur venu des rangs amateurs et devant prouver sa légitimité à chaque match, là où les bien nés comme Benzema naviguent en haute mer à peine sortis de l'adolescence. Il faut donc que Valbuena pardonne, du moins médiatiquement - à ce stade, les acteurs de la pièce se fichent bien du ressenti intime du joueur. Quand il a mis Benzema en marge de l'équipe de France en décembre, Le Graët a évoqué tout haut une réunion «de ces deux garnements» (sic) loin des caméras, histoire d'aplanir les différends : la condition de victime de Valbuena lui donne en effet une sorte de droit de suite moral dans cette histoire. Le président de la FFF a déjà annoncé que cette rencontre au sommet serait discrète. En même temps, Le Graët l'évoque à chaque fois qu'il s'exprime en public, une manière de théâtraliser le fait de ne pas la théâtraliser, bien dans la façon - un peu naïve, à moins qu'on se dise que plus c'est gros, plus ça passe - fédérale. Le Graët a la main exclusive sur le dossier. En interne, on y voit, au choix, une manière de ne pas s'embarrasser de considérations morales (ou supposées telles) en amont d'un Euro dont la réussite sportive prime à ses yeux sur tout le reste, ou une volonté de coller au plus juste aux desiderata techniques de Deschamps.

Que va faire Valbuena ?

S'il figure encore en apparence une sorte de garde-barrière séparant la vedette madrilène de la sélection, la réalité n'est bien sûr pas celle-là : c'est l'aspect le plus discutable, pour ne pas dire glauque, de l'affaire. Depuis la mise en réserve de Benzema, il s'est en effet trouvé de nombreux intervenants, du genre de ceux dont la voix porte, pour enjoindre Valbuena au pardon. Le 1er février, c'est rien moins que l'employeur du joueur, le président de l'Olympique lyonnais, Jean-Michel Aulas, qui est intervenu : «Si on peut aider à ce que Mathieu et Karim [qui a été formé à l'OL avant d'y jouer pendant cinq ans, ndlr] soient plus proches, on le fera. Ils pourraient jouer ensemble, indépendamment de cette affaire et du droit.»

Mathieu Valbuena, en octobre, face au Danemark.

(Photo Nolwenn Le Gouic. Icon Sport)

C'est ce que dit Valbuena ? «Il ne l'a pas dit aussi nettement que ça, mais je le ressens comme tel. Et c'est tant mieux car l'intérêt général, c'est qu'on ait les meilleurs joueurs à l'Euro.» Deux jours plus tôt, le 30 janvier, c'est l'entraîneur du Real Madrid et icône absolue du foot français, Zinédine Zidane, qui avait ouvert le feu : «Concernant Karim, en ce qui concerne le côté personnel, ça s'arrange, on en a parlé [avec Benzema] et ça s'est bien passé.» Manière de dire que la juge avait donné des garanties au joueur ? Mystère.

Mi-février, en pleine promotion pour son film la Vache, l'acteur Jamel Debbouze remettait deux pièces dans le bastringue : «Une petite sextape, c'est rien. […] Monsieur Deschamps, reprenez Valbuena et Benzema ! Et vous deux, pour le bien de la France, rabibochez-vous !» En admettant qu'il ne faille pas voir malice dans ces interventions (ce dont on aura du mal à se convaincre, ceux-là étant tous des vieux routiers des médias et de leur utilisation), le résultat est là. Ces remarques créent une sorte d'inversion des positions de victime et de coupable supposées : si Valbuena garde grief à Benzema d'avoir relayé une demande de chantage à son endroit et de l'avoir insulté lors de conversations avec un tiers, il fait passer son ressentiment avant «l'intérêt général» (Aulas), et prive les Bleus d'un attaquant de classe mondiale.

Une ambivalence qu'on a sous le nez depuis le départ : à la Fédération, certains se sont plus émus de voir Valbuena prêter le flanc à un chantage en laissant traîner des sextapes partout que de l'intervention d'un Benzema mettant en rapport un équipier avec un ami susceptible de lui «arranger le coup» dans le cadre d'un rassemblement des Bleus à Clairefontaine. Circonstance aggravante pour certains des plus hauts responsables du football français : l'interview donnée par Valbuena au Monde fin novembre. En prenant l'opinion publique à témoin, le Lyonnais a poussé la FFF à prendre position et à écarter Benzema de la sélection - plusieurs sources confirment que Le Graët n'aurait jamais agi ainsi sans le coup de clairon du joueur. Benzema a froidement parlé de «mises en place» médiatiques, le président de la FFF et Deschamps sont restés silencieux, mais il n'est pas interdit de penser qu'ils ont de la mémoire.

Depuis, Valbuena s’est fragilisé sur le plan sportif : il fait sa pire saison depuis dix ans, Deschamps n’ayant pas hésité à lier cette chute de tension aux tensions et pressions pesant sur le Girondin de naissance, ce que certains coéquipiers lyonnais confirment à mi-voix. Le foot étant un monde amoral où les grands joueurs font la note quand les moins grands qu’eux subissent, c’est peu dire que Valbuena n’est pas en position de force.

Pourquoi le terrain est-il miné ?

L'affaire dite de la sextape se déroule avec un bruit de fond obsédant, très difficile à appréhender du point de vue fédéral : l'arrière-plan communautaire. Alors que Le Graët s'était ouvert en décembre des courriers racistes («On sait pour qui ces gens-là votent», lâché entre les deux tours des élections régionales) reçus au siège de la FFF, il en a remis une couche sur l'Equipe 21 mi-janvier, de manière un peu gênante : «Il faudrait que je dise quoi ? A mort l'Arabe ?» En off, un édile explique qu'il faut compter avec, d'une part, une partie du public qui réclame la tête de Benzema, ayant tenté de pigeonner un équipier avec l'aide d'un copain d'enfance, et, de l'autre, des fans du joueur madrilène déchaînés sur les réseaux sociaux et prêts à hurler au délit de sale gueule si Benzema est écarté sans jugement, celui-ci ayant une chance infime de survenir d'ici l'Euro en juin.

La ficelle est énorme : Benzema est Valbuena ne se sont jamais fait les prosélytes de rien, ne revendiquant l’un et l’autre que leur condition de joueur de foot. Ils n’en sont pas moins les otages du monde où ils vivent, ce qui renvoie à une problématique philosophique : alors que la sélection doit figurer une sorte de sanctuaire œcuménique, à plus forte raison avant une compétition sur son sol, elle reflète aujourd’hui ses fractures malgré elle. Manière de dire que la FFF aura du mal à se passer de l’image des deux hommes sous le même maillot, quoi qu’on pense des mérites sportifs des intéressés. On en est là.