Le Tour des Flandres, la grande classique belge qui fêtera dimanche son 100e anniversaire, séduit toujours la jeune vague des coureurs cyclistes. D'autant plus que deux anciens triples vainqueurs sont en bout de course. Le Suisse Fabian Cancellara (Trek Segafredo), qui a annoncé sa retraite fin 2016, est redouté comme le favori pour sa dernière participation, tandis que le Belge Tom Boonen (Etixx-Quick Step), autre figure charismatique, semble sur le déclin. Un changement de génération en vue. Et un renouvellement des codes sur cette mythique épreuve ? Pas tout à fait.
Les quatre cyclistes de moins de 25 ans que Libération a interrogés portent chacun un regard différent sur le Tour des Flandres, tantôt moderne, tantôt tradi. Ils convoquent, pêle-mêle, brutalité humaine, fête populaire, labeur agricole, bonne ou mauvaise fortune, souffrances et délivrances. Leur point commun est une passion pour cette épreuve au moins aussi ébouriffante que Paris-Roubaix, programmé le 10 avril.
Maxime le Breton, Toms le Letton, Tiesj le Flamand et Stefan le Suisse ont des itinéraires opposés, des chances très variables de réussite dimanche, mais une commune «excitation», selon leurs propres mots, pour les routes étroites de Flandres, les plaines à vent, les pavés disjoints qui secouent les os ou encore les dix-huit «monts», ces ascensions explosives, courtes et raides, qui émailleront les 255 kilomètres de course entre Bruges et Audenarde.
Toms Skujinš (Cannondale), l’écolo
A Gand, où il est confiné depuis mardi, avec vue sur les canaux et les façades en briques, Toms Skujinš bout à grosses bulles. «Il faut que je sorte d'ici. Moi, il me faut la campagne !» implore le coureur letton. Il lui tarde d'entamer le Tour des Flandres, avec ses chemins de charroi, l'odeur de tourbe et de bière. «Ce sera une fête de village, dit-il à Libération. C'est ça, le cyclisme : de la passion. Personne n'est là pour l'argent, pas même nous, les coureurs.» En tout cas pas lui, un équipier de 24 ans, nouveau venu dans l'équipe américaine Cannondale. Skujinš s'est déjà gorgé de cette course champêtre, en 2011, quand il termine deuxième du Tour des Flandres des 19-22 ans. A l'époque, il est présenté comme un «moteur» à explosion, un talent à fracasser n'importe quelle classique. «Un bébé avec une tête d'assassin !» dépeint son soigneur, pour nuancer les yeux bleus candides et les cheveux blonds. «Un très grand potentiel sportif mais aussi un esprit extraordinairement cultivé», relève Lionel Lahoun, son entraîneur du temps où le Letton courait en France, au team La Pomme Marseille.
Bon élève, polyglotte, Toms Skujinš se serait plu dans les statistiques, une discipline «reposante». Boulot de bureau en journée, avant les balades dans ces forêts où il cueillait autrefois myrtilles et champignons. Finalement, il a choisi le sport, avec le même équilibre balte du plein air. Toms Skujiņš se dit «écologiste». «J'essaie d'utiliser uniquement ce dont j'ai besoin», confie-t-il. Mais il l'admet, le cyclisme est discutable : «On fait 25 000 km par an sur le vélo mais on voyage beaucoup en avion. J'espère que ça compense le bilan carbone !» Skujinš, le coureur vert, a offert aux parents de son entraîneur français un cadeau de grande valeur : un jeune cerisier. Au Tour des Flandres, la route longe des arbres fruitiers.
Tiesj Benoot (Lotto-Soudal), le mesuré
C’est une plaie d’être «le nouveau Merckx». La presse flamande n’a pas lésiné sur l’hyperbole quand Tiesj Benoot, 22 ans, a terminé cinquième du Tour des Flandres l’année passée, du jamais-vu depuis 1974 pour un coureur fraîchement arrivé chez les pros.
«C’est un peu fou, non ?»
s’inquiète le protégé de Lotto-Soudal. Qui n’était pas assuré de quitter les rangs amateurs un an plus tôt. (Photo AFP)
Tout va très vite pour Benoot. Ce destin qu'il ne peut freiner avec ses jambes, il le retient par d'autres biais. «Je n'ai rien changé à ma vie», confie-t-il à Libération. Il parle mezza-voce, des pauses entre les mots, pour respirer tranquille. Rien changé sauf la mise à distance des journaux de son pays, qui font et défont les carrières. Pour le reste, Benoot vit toujours près de Gand chez ses parents, mange sain et bio. Fait rare à un tel niveau, il poursuit ses études à la fac, en économie appliquée. Son avis sur Keynes : «Il est nécessaire que le gouvernement intervienne dans l'économie. Mais je ne crois pas pour autant en une réelle économie communiste.» Son avis sur le Tour des Flandres 2016 : «Je suis un des outsiders. Mais je ne suis pas le grand favori.» Tiesj Benoot, un homme mesuré.
Son frère Jaat a choisi la danse classique. La maman trouve d'ailleurs que le ballet est plus difficile que le vélo. A dire vrai, les Benoot ne sont pas cyclistes dans l'âme. Tiesj, qui voulait débuter ce sport à 5 ans, patiente six années pour recevoir son premier deux-roues à 50 euros. Puis il fait serveur dans les bars pour s'acheter du matériel. «Je sais la valeur des choses», dit-il. Benoot n'a pas besoin d'en rajouter dans la métaphysique du cyclisme. «Le Tour des Flandres n'est pas cruel. C'est notre choix de prendre le départ.» Amateur d'histoire, il se veut cartésien, balaye les poncifs et les superlatifs. Un «Flandrien» du XXIe siècle.
Maxime Daniel (AG2R La Mondiale), le gars du cru
Oublions un instant Thibaut Pinot ou Romain Bardet : Maxime Daniel est le coureur professionnel qui compte officiellement le plus de fans dans l’Hexagone. Ils sont 270 dans son club de supporteurs qui se déplacent à trois autobus.
«On peut se reconnaître dans Maxime. C’est un coureur sain et sympa qui fait son petit truc»,
explique Jean-François Aubry, le président. Le sprinter d’AG2R La Mondiale, 24 ans, n’est pas une vedette mais un homme de la terre, discret et travailleur. Ce qui le rapproche de ses supporteurs, ses voisins du village de Boisgervilly, près de Rennes.
(Photo AFP)
Chez les Daniel, on est agriculteur de père en fils, et cycliste pareil. Maxime conduit encore le tracteur en hiver. Quand il revient de l'entraînement, il boit le café à la ferme de ses parents. Il s'inquiète des vaches et des chèvres laitières : les temps sont durs. Eux lui parlent de sa vie dans les pelotons : il y a les hauts et les bas. Depuis sa chute au Tour de Berlin en 2011 jusqu'à une cruralgie (inflammation du nerf crural, dans la jambe) survenue mi-mars, Maxime fraye avec la malchance. «Mais je dois me battre, ne serait-ce que pour mon club de supporteurs», dit-il.
Dimanche, les copains n'iront pas en Belgique : le voyage est trop long. Maxime Daniel se battra quand même. Ce Tour des Flandres sera son premier mais il connaît ces terrains âpres. «Il faut être solide, comme aux champs, explique-t-il. Tu en baves mais tu as le bonheur de tirer les fruits de ton travail…» Le Breton espère prendre l'échappée matinale et travailler pour ses leaders. En mars, il s'est classé onzième du Samyn, une classique belge de préparation. «Il y avait de la grêle, j'avais la mâchoire gelée, je ne pouvais plus manger, raconte-t-il. Mais certains coureurs avaient encore plus mal que moi, alors j'ai insisté. Quelque part, la souffrance est une motivation.»
Stefan Küng (BMC), le bon gorille
Le Tour des Flandres est une épreuve sauvage. Chaque coureur y est tantôt chasseur, tantôt proie. En 2014, le Suisse Stefan Küng, alias «King Küng», est en mesure de gagner l'épreuve des 19-22 ans lorsqu'un concurrent le fait chuter au sprint. «Le danger, ça fait partie du job sur les classiques», dit-il. Qui a tort ? Qui a raison ? Dans un peloton, la culpabilité se brouille. Tour de Nouvelle-Calédonie 2013 : Küng jette au sol un coureur français, à 50km/h. Sa version : «Je lui avais dit de se calmer, il était trop nerveux.» Le mec accidenté : «Cet enfoiré m'a donné un coup de coude alors que je remontais le peloton.» Küng : «Bon, d'accord, il ne faut pas me prendre au sérieux quand je suis sur le vélo, je deviens une autre personne !»
Le bon gorille de BMC ne se rend pas toujours compte de sa force. Carcasse massive : 1,93 m pour 83 kg. Palmarès déjà éloquent : champion du monde en poursuite individuelle et en contre-la-montre par équipe, huit titres de champion d’Europe, une étape du Tour de Romandie… Enflammés, certains journaux le comparent à Fabian Cancellara. Comme son compatriote, Stefan Küng a le cuir épais. En deux mois, il a vaincu une mononucléose pour s’aligner sur son premier Tour des Flandres. Voilà pour le terrifiant «King Küng».
Revenu dans sa cage, dans la région de Toggenburg, près du lac de Constance, le coureur se révèle tout mignon. «C'est un type adorable», témoigne Simon Pellaud, professionnel dans l'équipe IAM. Stefan Küng, 22 ans, assume sa dualité, qui coagule aussi dans le Tour des Flandres : «Le vélo, c'est la nervosité, les gens qui se bousculent et qui gueulent dans un peloton. Et puis parfois, c'est de l'entraide, quand tu te retrouves dans un petit groupe d'attardés et que tu leur serres la main après l'arrivée. C'est sincère, le vélo.»