Menu
Libération
Ligue 1

Ousmane Dembélé, phénomène sismique en terre bretonne

Originaire de l’Eure, le surdoué de 18 ans porte à lui seul le Stade rennais vers les places européennes. Un cas magique qui inspire stupeur et appréhension parmi ceux qui ont la charge du joueur.

L'attaquant Ousmane Dembélé, alors rennais. (Photo Loïc Venance. AFP)
Publié le 03/04/2016 à 20h11

«Je ne sais pas si elle va compter comme passe décisive, celle-là. Ousmane a fait quand même pas mal de boulot tout seul.» Rires dans les rangs. On s’est pointé samedi au Roazhon Park de Rennes voir les locaux tomber (3-1) le Stade de Reims et grimper sur la troisième marche de la Ligue 1, et on a vu un vénérable joueur, le défenseur Sylvain Armand (35 ans et un 500e match parmi l’élite fêté avec ses gosses dans les bras de la grosse mascotte poilue), le prendre à la blague : si l’ogive sol-air de la 67e minute balancée par Armand comme on jette un meuble par la fenêtre pour le sauver de l’incendie est une passe, alors là…

Immanence

Armand, c’est un morceau d’histoire de la Ligue 1 : un petit morceau, mais un morceau quand même. Il a disputé son premier match parmi l’élite en septembre 2000 avec le FC Nantes. Neuf mois plus tard, il est champion de France : «J’ai cru que le foot était facile.» Il prendra rapidement la mesure du métier, entre l’explosion du club de Loire-Atlantique - qui reste à ce jour la seule équipe de France où un joueur a eu la peau d’un coach en la réclamant face à une caméra - et une arrivée au Paris-SG où on l’aura beaucoup vu s’entretenir discrètement avec des journalistes en bout de zone mixte (l’espace dévolu aux échanges entre les joueurs et la presse après les matchs) : on parle dès lors dans le milieu d’un joueur «introduit», manière de dire qu’il s’attire quelques bonnes grâces hors du vestiaire grâce à son sens de la coopération.

Lors de sa dernière saison parisienne en 2012-2013, poussé dans la bordure par la palanquée de défenseurs internationaux sud-américains qui déboulent alors grâce aux gazodollars qataris, il organisait même chez lui les barbecues avec David Beckham à la relance de la braise. On veut dire qu’Armand en a vu d’autres. Samedi, pourtant, il a pesé ses mots comme il n’a pas dû le faire dix fois dans sa vie quand le cas d’Ousmane Dembélé est arrivé sur le tapis. Ce n’est même pas que le gamin de Vernon (Eure) ait dominé le match de samedi - deux buts quand même - ni qu’aucune conversation de bistrot sur le foot ne se termine depuis deux mois en Ille-et-Vilaine comme ailleurs sans que le cas du prodige de 18 ans soit évoqué. Ça va au-delà. Pour ceux qui l’aiment, le foot est plus ou moins une religion : une initiation, des messes, un lien entre les dévots - le plaisir partagé, celui de la discussion n’étant pas des moindres - et le sentiment rare d’une immanence, comme si le jeu tout entier s’incarnait dans un moment ou une gestuelle.

«Pas une profession»

Dembélé raconte ça sur un terrain : pas sur chaque action ni même à chaque match - quoiqu’il s’en rapproche -, mais un enfant de 5 ans est en mesure de voir que c’est plus facile pour lui avec le ballon que pour tous les autres. Du moins aujourd’hui, dans ce club-là et avec cette équipe-là. Un jour, l’ancien sélectionneur français du Cameroun (ainsi que du Sénégal, de la Syrie, du Congo…) Claude Le Roy a tracé les frontières définitives du foot en qualifiant ainsi l’attaquant allemand des années 90 Jürgen Klinsmann, champion du monde avec la Mannschaft : «Il est plus intelligent qu’il n’est fort.» Le sens commun commande d’y voir un hommage. Pour ceux dont le foot est le métier, c’est exactement le contraire.

A l’automne 2014, Dembélé taille déjà trop grand pour le centre de formation du club breton : s’avouant au bout de leur mission, ses éducateurs vont en délégation voir Philippe Montanier, l’entraîneur de l’époque, pour qu’il le prenne avec les pros. L’attaquant ne pèse pas 60 kilos : «Trop frêle.» Et Dembélé reste bloqué à l’étage du dessous. Ses formateurs reviendront à la charge à plusieurs reprises. Le gosse, lui, ne se formalise pas tout de suite. «Ça lui passait un peu au-dessus», raconte un témoin. D’un naturel calme, Dembélé parle peu. A l’école, ses professeurs ont d’abord dû obtenir qu’il reste assis durant toute la durée du cours, signe d’un garçon un peu ailleurs. En mai 2015, Montanier prolonge son propre contrat à la tête du Stade rennais. Voyant ses perspectives d’évolution avec les pros s’obscurcir d’autant, Dembélé bouge enfin et quitte - physiquement - Rennes et la proximité de sa mère - qui ne le lâche pas depuis son arrivée en Bretagne à 13 ans - pour marquer le caractère : «J’étais plus en colère que malheureux.»

On a le reste sous le nez depuis trois mois : un joueur qui explose dans des proportions inédites à son âge - briller balle au pied est une chose, mettre 12 buts en 20 matchs en est une autre - et l’impression, non pas d’un avènement, mais d’une frayeur. Comme si un mélange de stupéfaction et de peur l’emportait chez les observateurs les plus directs (entraîneurs, équipiers) de son ascension, le public étant du coup gagné par une forme anticipée de nostalgie, comme s’il pressentait la fin du show. Samedi donc, Armand a joué cette note : «Quand tu as une telle facilité à dribbler… Après, dans ma carrière, j’ai vu des joueurs avec énormément de talent. Et j’en ai vu beaucoup s’effondrer. Si ça suit dans la tête, en principe, ça va. Il faut comprendre que le foot, aujourd’hui, c’est un loisir pour lui. Pas une profession. Je ne sais pas s’il va rester : le président et l’actionnaire [l’homme d’affaires François Pinault, propriétaire entre autres de nombreuses enseignes de luxe, ndlr] décideront de son avenir, mais quand un joueur est sollicité par les plus grands clubs, vous savez aussi bien que moi ce qui se passe.» Traduction : tout a un prix, surtout lui.

Moment de grâce

Le milieu suisse Gelson Fernandes : «Fabuleux. Un talent naturel pareil… Pour lui et ses proches, ça doit être compliqué.» L’homme : difficile de se faire une idée, Dembélé ne s’est pas exprimé samedi - pas plus devant la presse écrite que pour les télés qui achètent les droits de retransmission de la Ligue 1. Il se passe quelque chose, mais il fallait profiter de la fenêtre de tir offerte par sa sélection en équipe de France «espoir» et l’inévitable claque médiatique qui va avec pour mesurer quoi.

Il y a eu un moment de grâce assez bref : quand ce gaucher naturel a expliqué qu’à force d’avoir travaillé son pied droit à l’entraînement, il ne sait plus au juste ce qu’il fait le mieux : «Je pense que je frappe mieux du droit. Mais je conduis mieux [le ballon] du gauche.» Peut-être que, passé certaines altitudes, le talent est forcément monstrueux, atypique. Pour le reste, on l’aurait volontiers soustrait nous-même au supplicede l’interview : Dembélé n’avait pas plus compris l’intérêt de l’exercice que la bienveillance pesante qui accompagnait ses premiers pas devant les micros.

On l’avait quitté dubitatif et inquiet : il est rare que l’on ressente à ce point un décalage entre ce que l’on perçoit d’un joueur et la nature du monde qui l’entoure. Il se trouve que c’est l’histoire du Stade rennais depuis janvier : ce déséquilibre répond à un autre déséquilibre, l’irruption du pétulant Roland Courbis - adepte assumé du mélange des genres adapté à toutes les époques - à la tête d’une équipe appartenant à une famille Pinault que l’on imaginait portée sur des profils plus lisses.

Samedi, Courbis a accepté de parler de Dembélé. Pour de vrai, sans expédier les questions avec une pirouette, un bon mot et l’accent méridional qui lui servent à emballer les auditeurs de RMC. Premier point : «J’aimerais avoir son âge.» Deuxième point : «Si vous me demandez s’il peut venir faire le 23e homme avec les Bleus à l’Euro, c’est-à-dire s’il est capable d’accompagner - je dis bien « accompagner » - une équipe d’adultes pour jouer un quart d’heure un match sur cinq, je dis oui : il a 18 ans et l’âge d’avoir un gosse, donc jouer un quart d’heure, c’est moins… enfin, c’est… Voilà.» Troisième point : «Sa première qualité, c’est une certaine passion pour le football. Après, il est à la fois gentil et sérieux, donc tout le monde le chouchoute un peu.» Tout ça disait un peu l’absence et la fragilité. Les responsabilités sont lourdes. L’aventure commence.