De toutes les entités existantes dans le foot, l’équipe de France Espoirs est à la fois l’une des plus étranges et des plus hétéroclites, faisant voisiner le gardien remplaçant d’un club de Ligue 2 avec des attaquants reçus la veille par un Arsène Wenger endimanché à Colney (au nord de Londres), dans le centre d’entraînement d’Arsenal. Souper fin, opération séduction et promesse de salaire hebdo à 6 chiffres à la clé. L’automne dernier, la troupe se retrouvait dans une pizzeria lors d’un stage. Le football étant ce qu’il est, les questions pécuniaires se sont invitées à table. Rémi Walter, joueur de l’AS Nancy-Lorraine passé à Nice depuis, a annoncé 8 000 euros net mensuels. Ses deux comparses du milieu de terrain s’en sont émus : ne naviguant pas précisément dans les mêmes eaux, le Lyonnais Corentin Tolisso (200 000 euros par mois) et le Parisien Adrien Rabiot (250 000) se sont sentis obligés de payer la pizza de Walter, lequel a ainsi eu l’heureuse surprise d’économiser une douzaine d’euros. C’est finalement Tolisso qui a fait le geste, brûlant la politesse au joueur parisien, en piste ce mercredi soir au Parc des princes face aux Anglais de Manchester City en quarts de finale aller de Ligue des champions.
Mais Rabiot était raccord. Personne autour de la table n’y a vu un geste déplacé ou condescendant : ils savent qui il est. Et s’il est compliqué de leur point de vue de considérer un joueur aligné régulièrement au sein d’une des cinq ou six plus grosses écuries européennes comme l’un des leurs - le foot est très hiérarchisé : les choses accomplies, le club où on évolue, le salaire, entre autres -, il y a un peu de ça quand même.
Contre le Goliath qatari
Comme toutes les exceptions, le natif de Saint-Maurice (Val-de-Marne) confirme la règle selon laquelle il n’est pas question de faire jouer un jeune du centre de formation au sein de l’équipe première du Paris-SG, soit une palanquée de superstars mondiales comptant toutes parmi les dix meilleurs joueurs du monde à leur poste. Ces jeunes formés au club servant, dans les faits, à étendre le réseau d’influence parisien quand ils sont prêtés à des équipes hexagonales tout heureuses de profiter à vil prix (le Paris-SG paye alors le gros du salaire, voire le salaire complet) d’éléments d’excellent niveau.
Premier directeur sportif du club sous la mandature qatarie et architecte d’un projet qui tient toujours, le Brésilien Leonardo l’a en quelque sorte théorisée en expliquant que les joueurs français étaient nuls. L’ancien entraîneur parisien Carlo Ancelotti a ensuite ajouté qu’ils étaient paresseux, et le défenseur néerlandais Gregory Van Der Wiel a conclu qu’ils étaient les deux : nuls et paresseux.
Ainsi, Rabiot a dû lutter. Dans une maison de verre : les négociations sur le salaire ou le temps de jeu du gamin (21 ans depuis dimanche) sont depuis trois ans l'un des happenings préférés des suiveurs, la lutte de David contre le Goliath qatari. L'acteur principal de la pièce est une actrice : Véronique Rabiot, sa mère et principale conseillère, porteuse par ailleurs d'une histoire familiale très particulière, puisque le père du joueur, paralysé à la suite d'un AVC sévère et souffrant d'un «locked-in syndrome», ne peut plus communiquer qu'à travers des mouvements de paupières. En octobre 2014, le JDD a consacré une longue enquête à cette femme honnie du milieu du foot, et les témoignages étaient à peu près unanimes. Un de ses anciens avocats : «Je n'ai jamais réussi à m'entretenir directement avec son fils. Elle l'isole pour en conserver la maîtrise.» Un agent : «C'est le stéréotype du parent qui, plein de bonnes intentions, fait plus de mal que de bien à son enfant.» Un président de Ligue 1, désireux un temps d'accueillir Rabiot au centre de formation : «Si j'ai bien compris, elle voulait que ce soit Harvard pour la scolarité et le George-V pour le logement.»
En 2008, Manchester City le fait venir, à 12 ans, avec un contrat portant sur six saisons et une bascule pile poil dans le monde pro le jour de son dix-septième anniversaire. Cette absence de doute concernant son ascension malgré l’échéance lointaine étant complètement inhabituelle dans un milieu où il peut se passer beaucoup, beaucoup de choses. Le clan Rabiot regagnera la France au bout de six mois ; une histoire de cours d’anglais impayé, de charges locatives exorbitantes et de téléphone coupé.
Le JDD raconte une anecdote qui en vaut mille. Durant l'été 2014, un représentant d'Adidas fut dépêché par Véronique Rabiot pour une mission particulière : contacter le club de Manchester United - l'un des deux ou trois plus riches du monde - pour exhorter ses dirigeants à «se positionner plus franchement». En clair, lui faire une proposition chiffrée plus en rapport avec l'idée qu'elle se fait de son fils. Une histoire d'aplomb mais pas seulement. L'écheveau est difficile à démêler. On est quelque part entre la protection du gosse (on voit mal en quoi le fait de prendre un agent ayant pignon sur rue, du genre Jean-Pierre Bernès, serait bon pour lui), une forme de déréalisation quand même et le contraire de cette déréalisation : une perception très fine des coulisses du foot, une vision à la fois empirique et révolutionnaire des rapports de force et une analyse froide de ce que sont prêts à avaler ceux qui vivent d'un spectacle sportif qui au fond n'appartient qu'aux joueurs. Rabiot a payé sous toutes les formes possibles : mise à l'écart du groupe professionnel pour le pousser à signer un nouveau contrat, réintégration assortie d'une mise à la disposition de l'équipe réserve du club, placardisation informelle d'un joueur qui n'aura joué qu'une quinzaine de minutes entre août et octobre.
«Mon cadeau de Noël»
En novembre, à court de compétition, il remplace après quelques minutes Marco Verratti lors d’un match européen à la pression écrasante à Santiago-Barnabéu contre le Real Madrid : il joue comme dans son salon. Du coup, quelques semaines plus tard, le voilà dans le bureau du président parisien, Nasser al-Khelaïfi, avec son contrat le liant au club jusqu’à 2019 sous le bras : si je continue à jouer aussi peu, je m’en vais cet hiver.
Avant de chambrer devant les caméras de Téléfoot : «Le président m'aime bien. Partir sera mon cadeau de Noël.» Le grand public s'est étranglé et, pour tout dire, une bonne partie du Landernau aussi : dans pareil cas, c'est un peu comme si tout le monde se rangeait spontanément du côté de l'employeur. Les précédents d'un Marcelo Bielsa quittant unilatéralement Marseille en août ou d'un Serge Aurier disant - pour une fois - ce qu'il pense de son coach et de certains équipiers sur les réseaux sociaux ont curieusement suscité le même genre de réflexes poussant à défendre le club contre l'initiative individuelle.
L'histoire de Rabiot est donc par nature une affaire solitaire. Et qu'il argumente, notamment la semaine dernière dans le Parisien : «Quand on a une passion comme c'est mon cas et qu'on a le potentiel qui va avec, on a envie de la vivre à fond. Et je ne vois pas en quoi le fait d'être jeune change quelque chose.» Fin mars, les dirigeants parisiens ont eu une heureuse surprise : alors qu'il faisait la sourde oreille depuis des années, Rabiot s'est prêté à deux reprises aux dîners collectifs organisés par les poids lourds du vestiaire, du genre Thiago Silva ou David Luiz. On aura tôt fait d'y voir un début de socialisation.
Entre deux portes
Il s'agit en vérité du début d'une autre socialisation : «Mes "gars sûrs", c'est surtout la jeune génération, détaillait Rabiot. En particulier les jeunes issus du centre de formation comme Presnel Kimpembe, Mike Maignan ou Mory Diaw la saison passée [il est parti depuis au Portugal, ndlr]. J'ai encore des potes en équipe réserve. Je m'entends aussi très bien avec Serge Aurier, il m'avait très bien accueilli à Toulouse quand j'étais prêté là-bas depuis 2013. Ces derniers temps, je suis allé le voir régulièrement quand il s'entraînait avec l'équipe réserve [où Aurier a été confiné deux mois après l'affaire Periscope] pour discuter avec lui.» On aura compris que sa subite conversion aux dîners collectifs, c'est la pièce à deux faces : ou bien il s'en foutait - Zlatan Ibrahimovic ou pas, on l'a du reste vu se rebiffer quand le Suédois l'engueulait sur le terrain - ou bien Rabiot se sent plus légitime sportivement aujourd'hui, s'autorisant du coup la fréquentation des grands de ce monde.
Le joueur est entre deux portes. S’il ne peut pas le montrer, on a le droit de le deviner. Sinon, quand il a quitté le pôle Espoirs de Castelmaurou (Haute-Garonne), ses formateurs se sont dépêchés de le filmer pour garder une trace de ce qu’ils considéraient comme un moment d’histoire. Si Rabiot n’avait fait que cela à ce jour, au fond, ce serait déjà extraordinaire.