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«Hors-Jeu»

Ils m'ont dit: «Si ton équipe perd, tu vas gagner 7 000 euros»

(Photo DR)
Publié le 12/04/2016 à 17h10

Chaque semaine, Libération se joint aux auteurs de Hors-Jeu, le webdocu ludique et interactif, pour vous faire découvrir la face cachée du foot. Aujourd'hui : les matchs truqués.

Plus que le dopage, les matchs truqués sont l’angoisse principale des autorités du foot. Des scandales ont éclaté récemment en Allemagne ou en Italie, mais l’ampleur du phénomène reste très difficile à évaluer. D’autant que les rencontres pipées concernent des rencontres entre équipes de deuxième ou troisième zone. Le principe est toujours le même : arranger à l’avance le résultat d’un match et parier massivement dessus pour toucher le pactole. Un business aux mains de bookmakers véreux ou de mafias. Ci-dessous, trois exemples de trucage de matchs. Entre bricolage et criminalité organisée.

• En février 2011, d’improbables rencontres Lettonie-Bolivie et Estonie-Bulgarie se déroulent en Turquie, à l’initiative d’un Singapourien qui se chargeait de tout, notamment de recruter les arbitres. Résultats des matchs : 2-1 et 2-2 ; ça tombe bien, en Asie, plusieurs millions d’euros furent misés sur le fait qu’au moins trois pions seraient inscrits par match. Précision, ces sept buts furent inscrits sur penalty (dont un raté et donné à retirer) sifflés par les arbitres recrutés via la société bidon qui avait monté le cirque.

• En 2011, le Singapourien Wilson Raj Perumal goupille un Bahreïn-Togo que les joueurs de l’émirat remportent (3-0) contre des adversaires dont la faiblesse avait sidéré l’entraîneur des vainqueurs. Et pour cause : en guise d’équipe nationale du Togo, Perumal avait aligné des amateurs recrutés pour l’occasion. Perumal a aussi «organisé» des matchs fantômes sur lesquels les paris étaient réels. On appréciera également l’imagination de ces Asiatiques qui, en 1997, soudoyèrent les préposés à l’éclairage d’un stade anglais pour qu’ils éteignent les projecteurs (interrompant définitivement le match) quand était atteint le score sur lequel ils avaient misé.

• En 2011, pour faire perdre son club de la Cremonese, une petite formation de troisième division, le gardien local, corrompu, aurait versé des somnifères à ses coéquipiers à la mi-temps. A partir de cet épisode, un juge a remonté toute une filière dévoilant, à travers des milliers d’écoutes, l’implication de dizaines de joueurs jusqu’en Serie A. A l’époque, la police avait même fait une descente dans le centre d’entraînement de l’équipe nationale, qui préparait l’Euro, et le défenseur Domenico Criscito, cité comme témoin assisté, avait dû renoncer à la compétition.

Dans les archives de Libération

Dans le cadre de leurs enquêtes pour Hors-Jeu, Patrick Oberli et David Dufresne ont rencontré Pape Omar Faye, qui avait accepté de lever le pied pour fausser le résultat d'un match de D2 suisse. Extraits de son témoignage.

«Si c’était à refaire, je préférerais mourir»

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Novembre 2009. Au cœur de l’Allemagne, la police de Bochum dévoile le plus grand scandale de matches truqués de l’histoire du football. L’annonce est suivie d’une cascade d’arrestations partout en Europe. Dans le coup de filet : un jeune joueur sénégalais, Pape Omar Faye, qui officie au FC Thoune, en D2 suisse. Pour lui, c’est la fin. Il reconnaît avoir levé le pied lors de deux matches, contre 15 000 euros, versés par des «boss» en Allemagne, en cheville avec de mafieux asiatiques.

Licencié par son club, suspendu à vie par la Fédération suisse, Pape Omar Faye disparaît au Vietnam, où la Fifa finit par le retrouver et le suspendre au niveau mondial. Le joueur, devenu paria, se réfugie chez lui, au Sénégal. La honte, les pensées suicidaires, le sentiment d'avoir «tout foutu en l'air» le hantent. D'abord, Pape Omar Faye se cache ; puis il parle. Il n'a plus rien à perdre. Le voici détaillant le monde obscur des manipulations. Un témoignage rare qui intéressera la Fifa comme Interpol. Fin 2014, les autorités du football lui accordent in fine une grâce. Un geste exceptionnel.

Depuis, Pape Omar Faye a renoué avec les terrains, à Thanh Hoa, au Vietnam. Soldat du ballon rond dans une caserne coloniale décrépite, où toute l’équipe loge et mange ensemble, Pape Omar Faye tente d’y oublier ses fantômes.

Comment tout a commencé ?

C’était un samedi, en Suisse. Il y avait un Croate, avec ses amis, dans une boîte de nuit. Ils m’ont dit : «Omar, on a quelque chose pour toi.» J’ai dit : «C’est quoi ?» Ils m’ont dit : «Il y a un boss dans l’affaire. Toi, tu ne fais rien. Tu fais que ne pas jouer à 100%. Tu joues à 85%.» Surtout, ils m’ont dit : «Personne va le savoir… Personne va le savoir.» J’ai dit : «Et après ?» Ils m’ont dit : «Si l’équipe perd, tu vas gagner une somme d’argent. 7 000 euros, après le match.» C’est ce qu’ils ont fait, quand mon équipe avait perdu.

«Jouer à 85%», ça veut dire quoi ?

Pour moi, c’est de ne pas trop attaquer. Dès que je recevais un ballon, je le donnais sur les côtés, ou derrière, je n’attaquais pas trop. Durant le match, je me sentais mal. Je priais pour que je sorte du match et le coach l’a fait.

Et ensuite ?

Le Croate m’appelait tout le temps. On se voyait. Il était devenu «my friend». Après, il m’a proposé un autre match aussi. J’ai dit OK. En fait, j’avais trop peur que les gens l’apprennent, peur d’être licencié. Lui, le Croate, il me menaçait. Il disait : «Si ça ne marche pas, on va faire mal.» Ils avaient déjà menacé de bastonner un de mes coéquipiers.

Quatre ans et demi de suspension, puis la grâce…

C’était long et difficile. J’ai parfois pensé à me suicider. Mais je voulais croire qu’un jour, je rejouerais au football. Je me suis accroché et j’ai témoigné publiquement de ce qui m’est arrivé. Parce que l’on doit parler de la corruption et des matches truqués. Il faut que le monde sache, que les jeunes joueurs des centres de formation soient conscients des dangers. Moi, je n’ai jamais été sensibilisé à ce problème. Peut-être que si cela avait été le cas…

La grâce permet-elle de tourner la page ?

Non. Tu dois te méfier, plus encore qu'avant. Tout le monde veut gagner sa vie facile sur ton dos. On cherche à profiter de toi [un club sénégalais a enregistré sa licence à son insu quelques jours après l'annonce de la grâce, puis a exigé plusieurs milliers de dollars pour lui rendre sa liberté footballistique, ndlr]. Il y a aussi des gens qui prennent contact par Internet et te font des propositions… Tu traînes ta faute comme un boulet. Il y a toujours quelqu'un pour mentionner ton erreur. Je suis gracié, mais dans l'esprit de beaucoup, je reste un malfaiteur. Je ne sais pas si j'aurais le courage de revivre tout ça. Si c'était à refaire, je crois que je préférerais mourir.

Durant la période où vous avez participé au trucage, vous étiez aussi l’un des joueurs les plus en vue de 2e division suisse, et plusieurs clubs vous sollicitaient. Pensez-vous avoir raté une belle carrière ?

Oui ! Et c’est un immense regret. Lorsque je vois la carrière de certains anciens coéquipiers… Je rêvais de jouer en Allemagne, en Angleterre, en équipe nationale, puis plus rien.

Les justices suisse et sportive vous ont condamné lourdement. D’autres membres de l’organisation, par contre, sont passés entre les gouttes…

Dans ce genre d’affaires, ce sont les footballeurs qui paient le plus. C’est comme ça. Pour ma faute, j’ai le sentiment d’avoir été trop puni. Surtout quand je vois que les manipulateurs ne l’ont pas été, ou peu. Les manipulateurs restent souvent libres. Les institutions du football ne peuvent pas les sanctionner, ni leur interdire l’accès aux stades. Je rêve d’une interdiction des paris en ligne. Cela permettrait peut-être au football de redevenir comme avant. Il y a trop d’argent dans les paris.

Et aujourd’hui, vous êtes heureux ?

Oui, parce que je rejoue au football. J'ai le sentiment de revivre. Maintenant, le quotidien d'un footballeur au Vietnam reste monotone. On habite tous ensemble dans le stade, les camps d'entraînement. On s'entraîne ensemble, on mange ensemble. La journée se termine à 18 heures et il y a un couvre-feu [les grilles du stade sont fermées, ndlr] à 21 h 30. Impossible de sortir ou de rentrer. C'est la vie. L'essentiel est que je puisse jouer au football. Je n'en demande pas plus.

Retrouvez Pape Omar Faye dans Hors-Jeu : www.arte.tv/horsjeu

Carte # 10 «Je priais pour sortir du match», le joueur explique comment il a intégré la bande des manipulateurs et comment se passaient les manipulations

Carte # 11: «Je pensais à me suicider», le joueur raconte la galère de ses années de suspension.