Un clown défoncé, un panda et des putes : bienvenue dans le monde merveilleux de la côte d'Ans, l'arrivée de Liège-Bastogne-Liège, la classique la plus vallonnée du printemps, qui se déroulera dimanche sur 253 kilomètres à travers les Ardennes belges. Une course magnifique, plus ancienne que Paris-Roubaix ou Milan-San Remo, mais qui recèle en son sein un handicap de taille, à moins qu'il ne s'agisse de son plus beau secret : une dernière difficulté du parcours anonyme, qui n'a jamais imprimé le cortex des principaux intéressés - les coureurs. «La côte d'Ans, c'est laquelle déjà ?», interroge Simon Geschke, l'Allemand de l'équipe Giant-Alpecin.
Cachet du mur de Huy
Eh bien c'est cette ascension d'un kilomètre dans la banlieue Ouest de Liège, la rue Walthère-Jamar de son petit nom de voirie. Cette interminable ligne droite, pente quasi régulière à 6 %, a tout de même désigné le vainqueur ces trois dernières années : l'Irlandais Daniel Martin, l'Australien Simon Gerrans et l'Espagnol Alejandro Valverde, qui seront encore favoris dimanche. Du temps des années EPO, la côte était très facile à gravir alors que les visages se tordent de douleur aujourd'hui. Mais il est vrai que l'endroit n'a pas le cachet du mur de Huy, terme de la Flèche wallonne mercredi passé avec ses pentes à 20 % et ses barbecues le long de la route. Et encore moins le pittoresque du vélodrome de Paris-Roubaix. «C'est l'arrivée de classique la moins mythique», regrette Geschke. La côte d'Ans ne contribue pas au charme des retransmissions télé, avec son décor de briques ternes, un rien sinistre. Mais cette première impression est sans doute trop sévère.
L’aventure commence place Nicolaï, pile à un kilomètre de la ligne d’arrivée. Ici recevait, travaillait et picolait l’extraordinaire Michel Daerden, alias «Papa», le puissant et déconnant bourgmestre d’Ans depuis 1993 jusqu’en 2011, peu de temps avant sa mort, en 2012. Si la course cycliste la plus populaire de la région se termine chez lui, et non plus dans le centre-ville de Liège, «Papa» y est pour quelque chose. L’ex-ministre socialiste s’en est toujours défendu en rappelant que l’année du changement de parcours, en 1992, il n’était pas encore bourgmestre.
Ses adversaires politiques ne s’y sont pas trompés, moquant un «GB-Bastogne-GB», parce qu’un kilomètre après la mairie, la course s’achève sur un parking de supermarché, GB autrefois, Carrefour aujourd’hui. Entre la mairie et ce temple de la consommation, il y a les briques ocre ou rouille de la rue Walthère-Jamar. Où, comme les coureurs, les gens d’ici et d’ailleurs passent sans regarder.
Tous les Liégeois connaissent le chemin, parce qu'il permet de rejoindre Bruxelles. Les voitures coulent par torrents. «Autrefois, elles devaient s'arrêter au milieu de la côte parce que le moteur chauffait», explique Thierry Biron, qui a son cabinet d'architecte le long de la chaussée. On déplore de nombreux accidents, comme le 24 février lorsqu'une Ferrari s'est encastrée dans une Opel. Ce curieux accrochage de classes sociales n'a provoqué qu'un blessé léger.
Côte d’Ans, on mange sans gros appétit. La brasserie place Nicolaï a fermé et des faits divers très tristes tapissent maintenant les fenêtres. Pour trouver du monde, il faut se rendre dans les deux restaurants grecs qui se livrent bataille à dix mètres d’intervalle. Ou dans cette friterie pleine d’humour, baptisée Krusty Burger, hommage au clown toxico des Simpson. Plus chic mais plus haut dans la côte, le Gavius, une trattoria italienne réquisitionnée par Philippe Gilbert le soir de sa victoire dans Liège-Bastogne-Liège en 2011, l’enfant du pays qui a déclaré forfait cette année pour des raisons de santé.
Pour boire, vous pouvez compter sur les petits «cafetards». De la Gueuze est servie toute la journée, comme au bar lounge qui n'a de «lounge» que les banquettes blanches et les lumières roses derrière les bouteilles de rhum. «Mais c'est mort», regrette le patron d'un restaurant. La côte d'Ans crève un peu. La poste et les deux banques ont fermé. Comme les bordels si florissants, qui ont jadis donné à la rue son surnom de «voie lactée». Les passes se déroulent aujourd'hui après le sommet, sans signe ostentatoire sur les façades. La piscine a elle aussi déménagé, rasée et rebâtie sur le haut de Ans, dans cette partie de la ville où «Papa» a construit à tour de bras avec les subventions de la région Wallonie.
Rideaux blancs
Un commerçant : «Le bas de la côte, les élus s'en foutent. Il n'y en a que pour le haut.» Quand les vieux meurent, les appartements restent souvent vides. Ce n'est un quartier ni ouvrier, ni commerçant, ni jeune, ni vieux. Derrière les rideaux blancs, la côte d'Ans a toujours mélangé les vies, comme lorsque les ingénieurs des aciéries voisines s'installaient à côté des ouvriers. Ils se croisaient mais ne se parlaient guère. Les drames sont rares depuis qu'un propriétaire a assassiné au fusil son locataire en 1991, parce que celui-ci voulait pousser le chauffage au-delà de 18° C.
Dans cette rue, la nouvelle mixité rassemble des immigrés d’Europe de l’Est avec des bobos qui tentent de fabriquer un jardin bio. La rue Walthère-Jamar transpire le déclassement de l’agglomération liégeoise et, coïncidence, la décrépitude de Liège-Bastogne-Liège - boudée par les stars du Tour de France, qui pourraient pourtant inscrire leur nom au palmarès si l’on considère le profil de la course et les vainqueurs de jadis.
Verre à la main
Pour ne rien arranger, les organisateurs de l’épreuve, Amaury Sport Organisation (ASO), également propriétaires du Tour de France, ont retiré la montée d’Ans dans la liste des difficultés officielles. En ont-ils honte ? La course cycliste a quand même la vertu d’animer la côte une fois par an. L’inverse est vrai aussi : les riverains sortent un verre à la main, acclament le peloton, osent une petite banderole. Ce jour-là, ils sortent et prennent le temps de se parler enfin, dans un bruit de fête qui a remplacé celui des voitures.
Vers le haut de l'ascension, un spectateur déguisé en panda a bondi derrière l'Irlandais Daniel Martin, vainqueur en 2013. «Preuve que la côte d'Ans est chouette, témoigne le coureur d'Etixx-QuickStep. Elle est forcément devenue mythique au fil du temps. Qu'il n'y ait pas de palmiers le long de la route, peu importe. On est concentré sur cette ligne droite et on se dit qu'on ne va jamais arriver en haut. Après plus de six heures d'effort, tout le monde en a marre. Les gars craquent un par un.»
En 2014, le petit grimpeur partait sans doute vers un nouveau succès, mais au lieu d’un panda, il a trouvé une flaque d’huile sur le bitume. Martin est tombé au carrefour de la pharmacie (ce qui est tragique pour un coureur réfractaire aux piqûres et aux cachets), quand la montée d’Ans s’arrête et que débute la rue Jean-Jaurès, les derniers trois cents mètres vers la ligne d’arrivée. Pas rancunier, l’Irlandais a pris la tête d’un mouvement minoritaire dans le peloton : «Respectons la côte d’Ans.»