Menu
Libération
Reportage

A Toulouse, Dupraz mouille la maille

Invisible depuis des années, le TFC, battu par Lyon samedi (3-2), est subitement incarné depuis un mois par son nouveau coach. Qui a imposé un style : pull à chevrons, jeu de dératés, verbe vieille France et esprit catho-punk.
Pascal Dupraz et son pull, samedi lors de Toulouse-Lyon. (Photo Manuel Blondeau. Icon Sport)
publié le 24 avril 2016 à 20h01

On s’est pointé au Stadium de Toulouse samedi pour voir les locaux chuter (2-3) contre l’Olympique lyonnais et on est tombé sur un événement curieux, même dans le foot qui repousse les limites de l’imaginaire - chantage à la sextape, conflit d’intérêts entre un sélectionneur national et son agent, etc. - tous les jours : l’opération dite du «pull à Pascal». Il s’agit tout bêtement du pull de Pascal Dupraz, nommé début mars au poste d’entraîneur d’un club haut-garonnais alors donné pour mort - c’est-à-dire partant certain pour la relégation en Ligue 2 en fin de saison.

Partant, Dupraz est là pour ressusciter un mort. Avec son pull en laine : des petits chevrons verts, rouges et blancs quand on a le nez dessus, pour une dominante rose vue en surplomb depuis les tribunes, quand le Savoyard - il est né voilà cinquante-trois ans à Annemasse, à la frontière franco-suisse, au sud-ouest du lac Léman - s'agite pour respirer au même rythme que les joueurs. Et qu'il garde devant la presse : «Apparemment, la Ligue 1 est nulle. Enfin c'est vous qui l'écrivez. Ce soir [samedi] j'ai vu cinq buts, du suspense, mais on va me dire que le championnat anglais est plus beau et qu'il est constellé d'étoiles. Moi, quand je regarde les matchs anglais, je vois des purges. Après, on peut toujours les voir avec des pots de colle devant les yeux. Mais là, il faudrait qu'on s'achète tous un chien.»

D'aveugle, croit-on comprendre : c'est un peu tiré par les cheveux et hasardeux, mais c'est lui, une vie de foot et des diatribes dont il n'a aucune idée de la façon dont il va les terminer au moment où il les commence. Le pull : un symbole vintage qui reflète à son idée sa place ici-bas, l'opération «le pull à Pascal» consistant à se présenter devant un stand situé sur le parvis du Stadium avec un pull de laine dans le même esprit - c'est-à-dire démodé, soyons clairs -, en échange de quoi les spectateurs se voyaient remettre un cadeau. Et quel cadeau : un masque de Dupraz. On a eu le frisson : l'idée valait son pesant de dérision mais en même temps, elle est une planche de salut populaire on ne peut plus sérieuse puisque ce foutu pull et tout ce qui va avec - Dupraz, l'élan, une manière de fracas - ont amené plus de 25 000 spectateurs dans les gradins samedi alors que le club peinait à en rassembler la moitié avant l'arrivée du Savoyard.

Joueurs cachés

C’est que le «Téf» est un cas à part dans le paysage footballistique français : il s’agit du club invisible. Incarné par personne : un président discret par choix personnel, un entraîneur, entre 2008 et 2015, que l’exercice médiatique dégoûtait, et des joueurs que l’on cache aux médias - presse quotidienne régionale comprise, ce qui n’aide pas à créer du lien avec ceux qui peuvent potentiellement venir les soirs de match - avec un petit arrière-goût de démonstration de force, du genre «le club est une entreprise privée avec un actionnariat privé, il ne doit rien à personne». D’une certaine façon, on pouvait lui trouver du charme : si l’on enlève la parole au foot, il reste le foot.

Mais le monde ne marche plus comme ça. En 2010, une étude d’image pousse la direction à sortir du bois : entraînements parfois délocalisés dans des clubs amateurs de la région et communication pleine d’autodérision sur les réseaux sociaux. A la portée limitée : le foot fait rarement rire ceux qui l’aiment, ou rire jaune. La crise sportive est survenue durant l’hiver 2014 dans ce contexte à la fois silencieux et abstrait, les entraînements à huis clos - par peur des espions de l’adversaire à venir - titillant l’imagination du supporteur jusqu’au moment où, de guerre lasse, il commence à s’en foutre. En mars, le club se voyait mourir sans bruit. Dupraz est arrivé là-dessus. Avec le pull, une image de soutier du ballon - il a fait toute sa carrière à Evian-Thonon-Gaillard, d’où il s’est fait virer en juin après la relégation du club en L2 - et une envie phénoménale.

Trois jours après avoir signé son contrat, Dupraz fait une syncope en plein entraînement avec hospitalisation de quelques jours à la clef, ce qui lui inspirera ces mots dans l'Equipe : «C'est la première fois de ma vie que je me retrouvais seul, loin de mes fils, de ma compagne, de mes amis. Et j'ai horreur de la solitude. Je pense que ça a bousculé des choses chez moi. Depuis mon infarctus en 2001, j'ai une déficience cardiaque [une forme d'arythmie, en fait, ndlr], une partie de mon cœur est nécrosée. Quand je m'assoupis sur le canapé, ma compagne croit que je suis mort. Elle s'affole et vient me réveiller.» Il raconte ça sans problème, entretenant - à dessein ou non - un mélange de tragique et de suractivité fébrile, comme si le temps lui était compté.

Ticket de métro

Les résultats sont revenus. Dès lors, les conférences de presse sont parties dans tous les sens. Un jour, il se pose en défenseur des lieux de culte : «Je suis catholique, je n'ai aucun problème à le dire. Il faut s'occuper des églises, on ne peut pas laisser un tel patrimoine mourir.» Un autre, il prend la posture héroïque de l'homme muni d'un ticket de métro : «J'habite Balma, dans la banlieue toulousaine, donc oui je prends le métro, les gens m'y voient, ça les étonne que l'entraîneur de l'équipe de foot prenne le métro.»

Ses joueurs ramassent aussi : «J'en entends qui se plaignent. Pourtant, le club les paye, et les paye bien, si j'en juge après avoir regardé les voitures sur le parking quand ils sont à l'entraînement.» C'est démagogique quand même, car la vision d'une Porsche Cayenne garée sur le parking d'un 19e de Ligue 1 parle à tout le monde. Maintenant, exercer un contre-pouvoir à la toute-puissance du joueur relève objectivement de sa responsabilité.

En coulisse, il a décliné le coup du pull : rappel des horaires, interdiction des portables dans le vestiaire et mise à l’écart du capitaine précédent, Jean-Daniel Akpa-Akpro, jeune (23 ans) espoir formé au club. Parallèlement, Dupraz sortait deux trentenaires bien sonnés - Etienne Didot (32 ans) et Pantxi Sirieix (35) - de la cave, deux pères de famille qui n’ont pas raté leur sieste «volets fermés» depuis dix ans. Samedi, sur ces bases, il fallait bien constater que les Toulousains couraient partout et que les tribunes tremblaient à chaque récupération du ballon.

attrape-rêves

Le milieu Alexis Blin en avait plein la bouche après coup : «Le coach n'a pas révolutionné le football, mais il nous a permis de redresser la barre rapidement. On s'est donnés corps et âme.»Le défenseur Marcel Tisserand : «Le coach nous fait confiance, et nous, on lui fait confiance. Ce qu'il dit ou fait, on sait que c'est bon pour nous.» Dupraz incarne. Où qu'ils se tournent, les joueurs du «Téf» l'ont dans leur champ visuel ou psychologique. Ils pourront toujours utiliser les masques distribués samedi comme attrape-rêves, un truc qu'on accroche au-dessus du lit pour attirer les cauchemars et les sortir de sa tête. Et le foot ?

Ah bah… Justement, à ce propos, il s'est passé un truc terrible samedi. Après deux ou trois questions sur le fond de jeu, le changement de système ou les mérites comparés de ses titulaires du soir (Mathieu Valbuena, en souffrance) et ceux qui les ont relevés (Clément Grenier, auquel son président avait montré la sortie en milieu de semaine), l'entraîneur lyonnais Bruno Genesio a froidement expliqué que le match avait en vérité duré une demi-heure : «Dès la fin de la première mi-temps [atteinte sur la marque de 0-0, ndlr], il y avait des signes de fatigue en face, oui. J'ai vu que sur la durée, ça allait être difficile pour eux. Et je l'ai dit aux joueurs.»

Qui ont tous confirmé. Si ce n'est pas un tue-l'amour… A quelques mètres de là, Dupraz était reparti : «Je suis fier de ce qu'ils ont fait aujourd'hui… ce n'est pas facile d'être remplaçant dans le foot, je peux le dire, ça m'est souvent arrivé quand j'étais joueur [à Brest, Mulhouse ou Toulon] alors qu'aujourd'hui, certains de mes collègues n'ont jamais connu ça, ils étaient tellement forts qu'ils jouaient tout le temps… Apparemment, Toulouse est un club qui n'intéresse pas grand-monde mais je constate qu'on remplit le stade…»

Une illusion ? Un suicide collectif déguisé en dernier combat ? Ses mecs jouent comme des dératés. Ils vont dans le mur, mais au moins ils existent : une variante du «live fast, die young» («vis à fond et meurs jeune») punk, ce qui donne un sens tout à fait inattendu au pull tricoté façon grand-mère de Dupraz. On a filé avec le sentiment prégnant que les choses avaient une fin. Et que parfois, elles étaient terminées avant même d'avoir commencé : on le saura dans un mois, à l'aune de la relégation (ou pas) du club haut-garonnais. En attendant, le public s'en sera payé une sacrée tranche.