Même un coup de fil de Zinédine Zidane n’y aura rien fait : selon nos informations, l’entraîneur du Real Madrid a bel et bien tenté de sauver l’Euro de Karim Benzema en amont de sa mise à l’écart du 13 avril, le sélectionneur tricolore, Didier Deschamps, considérant, après consultation du vestiaire des Bleus, la présence du joueur potentiellement plus nocive que son absence. Deschamps finira le boulot ce jeudi soir : il doit annoncer la liste des 23 partants - sans doute assortie d’une autre de réservistes, en cas de blessures - pour l’Euro (du 10 juin au 10 juillet) que l’équipe de France disputera sur son sol. Deschamps tentera d’apparaître tranquille comme Baptiste, mais le contexte est hallucinant : chantage à la sextape le privant de deux de ses meilleurs éléments, contrôle positif de son vice-capitaine, Mamadou Sakho, publication d’écoutes téléphoniques - potentiellement mortelles - mettant en scène le sélectionneur, profusion (faute de mieux) de défenseurs en échec dans leur club… Retour sur les questions que pose la liste des 23.
La liste est-elle déjà connue ?
Oui… si Deschamps est toujours Deschamps. C’est-à-dire un homme qui a traversé des époques variées - de la corruption à la Tapie au rôle de tête de pont du foot français qu’il tient aujourd’hui, en passant par la starification à outrance post-1998 - sous le prisme exclusif du foot et qui en respecte les fondamentaux, avec une prédilection pour la prudence au sens large : sur le terrain où il a jusqu’ici vu venir les coups durs à des kilomètres, mais aussi en dehors, où il n’a jamais eu de cesse d’alerter les joueurs sur une époque où un pas de côté immortalisé sur un portable peut le détruire définitivement - au fond, Mathieu Valbuena en est là.
Depuis l'élimination en quart de finale du Mondial brésilien, Deschamps a construit son groupe morceau par morceau, éprouvant chaque joueur à tel ou tel poste en gardant un œil acéré sur leur comportement en coulisse, conservant ceux qui font la maille comme on rentre le grain pour l'hiver - le peu médiatique milieu Moussa Sissoko, qui rame chez le 18e du championnat anglais, a par exemple toujours été appelé depuis deux ans. Le temps des médias, amphétaminés par le développement des réseaux sociaux et la multiplication des talk-shows, n'est pas le sien. Le sélectionneur a construit le groupe comme suit : Hugo Lloris, Steve Mandanda et Benoît Costil dans les buts ; Bacary Sagna, Christophe Jallet (ou Mathieu Debuchy), Jérémy Mathieu, Raphaël Varane, Laurent Koscielny, Eliaquim Mangala, Patrice Evra et Lucas Digne en défense ; N'Golo Kanté, Lassana Diarra, Paul Pogba, Yohan Cabaye, Blaise Matuidi et Moussa Sissoko au milieu; Dimitri Payet, Antoine Griezmann, Olivier Giroud, André-Pierre Gignac, Anthony Martial et Kingsley Coman devant. Une provocation à la Pascal Chimbonda, du nom de ce défenseur sans référence internationale et au comportement discutable (ses coéquipiers bastiais en savaient quelque chose) invité à disputer le Mondial allemand en 2006 par un Raymond Domenech voulant éprouver son pouvoir, est exclue : aux yeux de Deschamps, elle représenterait à la fois un risque inutile et une insulte à la logique de son sport.
Deschamps peut-il être sous influence ?
Certainement pas : le président de la Fédération française de foot (FFF), Noël Le Graët, a sacralisé sa fonction. La pression populaire et médiatique aura cependant été phénoménale : subitement sensibles aux demandes journalistiques qui pleuvent toute l'année, la plupart des joueurs se sont offert une campagne en bonne et due forme, gommant à longueur d'interview leurs points faibles supposés - «je suis prêt à être remplaçant sans faire la gueule», «j'ai passé un cap dans la constance», ce genre-là - et réécrivant leur histoire en bleu sans un battement de cil. On se met à leur place : ils se servent du système comme le système se nourrit d'eux.
Les joueurs ont compris un point capital : un Euro à domicile implique un enjeu d’image démultiplié pour la FFF car il faut remplir les stades et diffuser une manière d’élan commun entre la sélection et le pays. Deschamps ne peut pas fermer les écoutilles et s’en tenir au sport : la mise à l’écart de Benzema, souhaité par 70% à 80% des Français selon les sondages, est son œuvre et celle de personne d’autre, quoi qu’en ait dit Le Graët après-coup. Le signe que Deschamps assume le glissement de terrain.
Il est au pied d'un objectif ubique : il faut à la fois l'image irréprochable, le potentiel de séduction rassemblant les fans de tous les âges et de tous les milieux, une demi-finale au moins - l'objectif fédéral - et une propension à attaquer et diffuser du plaisir les soirs de match. Dans un contexte dangereux, où l'affaire Benzema (lire Libération du 13 novembre ) a démontré que le foot français reflétait désormais des fractures - notamment communautaristes, les courriers reçus par Le Graët en témoignent - qu'ils avaient tendance à résorber jusqu'ici : la tâche qui incombe à Deschamps est extraordinairement difficile.
Et le sélectionneur tricolore n'a jamais été aussi fragile. Certains membres de la FFF l'ont vu chanceler dans des proportions inédites après la publication fin avril des écoutes policières dans l'Equipe le mettant en scène avec son agent, Jean-Pierre Bernès, lorsque le Basque entraînait l'Olympique de Marseille entre 2009 et 2012. Certains édiles fédéraux ont par ailleurs découvert à cette occasion - tout arrive - la perversité d'un système où le sélectionneur a le pouvoir de faire monter la cote d'un joueur cornaqué par son agent s'il le prend chez les Bleus. Le contenu des écoutes publiées laisse deviner un Deschamps cynique et un peu paranoïaque, ce qui peut se comprendre quand on navigue à l'OM : rien de vraiment fâcheux cependant en termes d'image, et encore moins aux yeux de la loi. L'inquiétude du sélectionneur accrédite ainsi l'idée d'une menace à venir, comme si toutes les cartouches n'avaient pas été tirées. Et celle que la baraka qui l'accompagne depuis ses débuts a déjà pris fin.
Hatem Ben Arfa peut-il aller à l’Euro ?
Si Deschamps en voulait, il l'aurait pris en mars, lors des deux derniers matchs amicaux des Bleus (3-2 aux Pays-Bas et 4-2 devant la sélection russe). Ben Arfa, c'est la belle histoire : l'ex-prodige perdu pour le foot - il cirait le banc à Hull City en Angleterre - ressuscité d'entre les morts à l'OGC Nice cette saison, ridiculisant la Ligue 1 après une année de chômage où il est apparu gras comme un moine mais philosophant - «j'accomplirai ma destinée, mais elle n'est pas encore écrite… Il faut savoir reculer pour mieux sauter…» - comme à ses plus belles heures, avec le sourire suave et les manières exquises qui ont toujours fait son prix.
Aujourd’hui, le natif de Clamart (Hauts-de-Seine) est aux portes du FC Barcelone, le fait que le club catalan ait communiqué là-dessus éloignant le parfum d’intox qui flotte en pareil cas. Si écarter un joueur qui régale la chique à Nice est une chose, laisser de côté le même joueur sur le point de rejoindre le meilleur club du monde en est une autre : les pétitions fleurissent sur Internet, l’attaquant a expliqué qu’il se damnerait pour être à l’Euro ne fût-ce que pour porter les ballons… En termes d’image, l’inclusion de Ben Arfa dans la liste vaudrait cher.
Reste à savoir ce que Deschamps est prêt à lâcher à l’opinion. Et à combien il estime son quota de «repentis», ces joueurs ayant traversé les années noires de la sélection en jouant un rôle plus ou moins grand dans la dégradation de l’image tricolore : Lassana Diarra - qui avait snobé une convocation de Deschamps en 2012 - est déjà dans le groupe en plus d’être sportivement indispensable, alors… En haut lieu, il n’échappe à personne que Ben Arfa est aujourd’hui dans son meilleur rôle : à la fois génie repenti et dans la marge, une position finalement confortable pour un pur joueur de ballon que l’ambition collective ne risque pas d’étouffer, tout comme l’estime footballistique qu’il porte à ses voisins de vestiaire, d’ailleurs. Après, un footballeur qui respire à travers le fait de mettre un petit pont à un partenaire d’entraînement a objectivement un certain charme à la lumière froide des années 2010. Deschamps est cette lumière froide.
Que raconte une liste ?
A première vue, il y a un décalage considérable entre l’impact de la publication de la liste et sa réalité sportive à venir, les choix du sélectionneur ne portant au fond que sur des joueurs de deuxième plan promis à s’asseoir sur le banc sauf blessure ou suspension. Il faut la prendre autrement : à la fois la dernière limite où l’entraîneur exerce un pouvoir illimité - ensuite, celui-ci glisse vers le terrain, c’est-à-dire qu’il sera aux mains de ses meilleurs joueurs - et une photographie de ce qu’est le football français quand on le passe au révélateur.
Historiquement, les Bleus ont toujours marché sur une compétition internationale sous la houlette d’un joueur offensif providentiel, même si celui-ci s’avérait décevant en situation : Raymond Kopa ou Michel Platini hier, Zinédine Zidane ou Karim Benzema plus récemment. L’équipe de France de 2016 s’en passera : le costume paraît taillé large pour Antoine Griezmann, leader offensif de fait au regard de sa saison à l’Atlético Madrid mais qui n’a jusqu’ici jamais porté d’autre responsabilité que celle de ses propres performances. Vers qui les regards se tourneront-ils quand le match sera mal embarqué ? Tout le monde et personne. Ces gars-là existeront ensemble. Ou pas du tout.