Le dossier à charge contre la Russie s'alourdit. Un nouveau témoignage ahurissant jette la lumière sur le recours au dopage des sportifs russes, érigé en système par les autorités, sous le contrôle des services secrets. Grigory Rodchenkov, ancien directeur du laboratoire antidopage de Moscou, aujourd'hui en exil à Los Angeles, a révélé auNew York Times le schéma et l'ampleur des manœuvres pour assurer la suprématie des sportifs russes aux Jeux olympiques d'hiver de Sotchi, en 2014, «les Jeux de Poutine».
Ayant lui-même élaboré un «cocktail» de trois stéroïdes anabolisants - méténolone, trenbolone et oxandrolone - mélangés à du whisky (pour les hommes) ou du vermouth (pour les femmes), Rodchenkov les administrait à des dizaines de sportifs. Et pendant la nuit, le docteur et son équipe échangeaient les échantillons d’urine «sale» contre des «propres», récoltés des mois plus tôt.
Petite trappe
L’opération, digne d’un film d’espionnage, se déroulait dans les locaux même du laboratoire antidopage de Sotchi. A travers une petite trappe dans le mur, dissimulée de jour par un placard, les échantillons scellés étaient évacués vers la pièce voisine, dans laquelle des agents du FSB (le renseignement russe) procédaient à la substitution d’urine en décapsulant les flacons, supposément inviolables. Rodchenkov assure qu’une centaine d’échantillons ont été trafiqués pendant les deux semaines des Jeux. Mais aucun sportif russe n’a été démasqué.
«Nous étions très bien équipés, nous savions ce que nous avions à faire et nous étions parfaitement préparés pour Sotchi, comme jamais auparavant. Ça a fonctionné comme une horloge suisse», explique Rodchenkov. Qui a fourni au «NYT» des échanges de mails avec le ministère des Sports, contenant les listes d'athlètes concernés par le programme de dopage : parmi eux, 15 médaillés, dont le bobeur Alexandre Zubkov, double médaillé d'or à Sotchi, Alexandre Tretiakov, vainqueur de l'épreuve de skeleton (une sorte de luge sur laquelle on se tient à plat ventre) et des skieuses et skieurs de fond ayant remporté l'or et l'argent sur plusieurs distances.
Grâce à ces efforts, assure Rodchenkov, la Russie est arrivée en tête du tableau des médailles avec 33 podiums, dont 13 médailles d'or et 11 d'argent. Et c'était bien l'objectif. Sur ordre du Kremlin, la Russie devait sortir en tête des classements, après le fiasco de Vancouver en 2010 où elle avait fini 6e, mais surtout car les JO de Sotchi avaient été pensés et conçus comme la vitrine de la grandeur russe retrouvée. Poutine s'était impliqué personnellement dans le projet pharaonique, qui a drainé des milliards d'euros, pour transformer la ville balnéaire subtropicale au charme rouillé en capitale ultramoderne des sports d'hiver.
«Calomnies d’un transfuge»
Bien entendu, les fonctionnaires et les champions pointés du doigt nient en bloc. «Ce sont les réflexions d'un homme qui a été lui-même accusé. Un homme vexé peut raconter n'importe quoi», a réagi le ministre russe des Sports, Vitali Moutko, cité par l'agence Tass, qualifiant l'article du quotidien américain d'attaque contre tout le sport russe.
«Calomnies d'un transfuge», a commenté de son côté le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov. C'est qu'après ses bons et loyaux services, Grigory Rodchenkov a été limogé fin 2015, quand un rapport de l'Agence mondiale antidopage (AMA) l'a placé au cœur d'un système de dopage et de corruption sponsorisé par la Russie. Depuis, la Fédération russe d'athlétisme est interdite de compétition internationale dans l'attente d'une décision de la fédération internationale, qui doit tomber le 17 juin. Les athlètes russes pourraient être privés des JO de Rio cet été.
Plus récemment, la Russie a dû faire face à une véritable épidémie de contrôles positifs au meldonium, un médicament visiblement très répandu dans les vestiaires russes mais placé cette année sur la liste des produits interdits. Soit il avait des effets à très long terme, soit les sportifs russes ont continué à en avaler malgré l’interdiction. Vitali Moutko a fini par reconnaître qu’une cinquantaine de Russes, surtout des joueurs de tennis et des nageurs, ont été contrôlés positifs au meldonium ces derniers mois, la plus célèbre d’entre eux étant la tenniswoman Maria Sharapova.
Les officiels russes invoquent à chaque nouveau rebondissement la dimension «politique» des accusations et la volonté internationale de porter préjudice à la grande puissance sportive qu'est la Russie. Mais même s'ils s'obstinent à rester optimistes, leurs sportifs ont devant eux un horizon incertain : si, pour l'heure, seule la participation des athlètes russes est remise en cause pour Rio, après les révélations de Rodchenkov, le Comité international olympique a immédiatement appelé l'AMA à ouvrir une enquête. Laissant entendre que, le cas échéant, des sanctions seraient prises.