Y a-t-il de meilleurs endroits que d'autres pour raconter une agression ? Mélanie Hénique, 23 ans, a décidé de se lancer derrière l'immense baie vitrée qui réchauffe la brasserie du Cercle des nageurs de Marseille (CNM). Des retraités se déchirent à la belote, Florent Manaudou vient commander un Perrier. Mélanie Hénique s'assoit face au château d'If. Elle plisse les yeux et sourit souvent. La sportive remonte le temps, jusqu'au mois de juin 2015. Un week-end à Amiens, au domicile de sa mère, un dîner dans le quartier de Saint-Leu avec un couple d'amies. Elle se sent le devoir de les raccompagner car les filles ne sont pas des «sportives». Quatre mecs les hèlent dans la nuit, l'un d'eux s'approche, veut taxer une clope, passe à l'insulte homophobe. «Le truc classique, quoi.» Elle s'interpose. «Je me suis pris une droite dans la gueule, et, après, je n'ai plus trop de souvenirs, je suis tombée par terre, KO.» Les copines fondent en larmes. Elle passe la nuit aux urgences, n'ose rien dire à sa mère, repart en catimini à Marseille.
Son entraîneur, Romain Barnier, l'envoie chez un spécialiste, elle a bien le nez «pété». Douze jours d'arrêt, puis les lunettes de nat impossible à enfiler sans hurler lors du stage de reprise, et le doute qui afflue. «J'étais perdue, je me suis demandée pourquoi ils avaient fait ça, j'ai cherché un tas de réponses.» Elle en trouvera une, nous la soumet : «Finalement, on se fait emmerder par des gens qui n'ont pas d'avis sur notre sexualité, mais veulent frimer, par plaisir. C'est un prétexte pour s'embrouiller.» Une semaine après l'agression, elle porte plainte : «Ils n'ont pas de figure de taper sur des nanas. On ne faisait rien de mal. Les injures homophobes, je connais. J'ai eu plusieurs copines, on se tenait la main dans la rue, on se faisait insulter, je ne répondais pas. Je savais que ça ne servait à rien, que ça pouvait partir très vite en castagne. Je n'avais pas envie de ça. Je ne suis pas bagarreuse pour un sou.» Sa plainte a été classée sans suite, pas de nouveau pensionnaire, ni pour la maison d'arrêt d'Amiens ni pour le château d'If. Pas grave, comme l'autre, le comte d'Alexandre Dumas au nom de cigare cubain, elle flotte déjà loin de ces remous.
Aussi loin qu'elle s'en souvienne, elle a plongé dans le grand bain pour laisser les problèmes à la surface. A 5 ans, elle suit son grand frère, Sylvain, à la piscine d'Amiens, le Coliseum, tout près de la maison. Les maîtres nageurs remarquent la petite effrontée qui ne respecte pas les couloirs de nage. A 13 ans, c'est-à-dire bien avant l'heure, ses entraîneurs lui permettent d'intégrer le pôle Espoirs d'Amiens, qui deviendra son pensionnat suisse de luxe à elle. «Je suis partie de la maison, j'ai commencé à nager deux fois par jour, six jours sur sept, plus la musculation. En fait, je me suis aperçue que la natation m'a sauvée du quotidien. J'ai eu beaucoup de chance, j'étais bien dans l'eau, alors que c'était tendu à la maison. Ça m'a marqué, cette mésentente entre mes parents.» Sa mère, Dominique, est agent d'entretien dans les écoles. Son père, Patrice, est lui aussi employé par la mairie d'Amiens, comme éboueur.
Dans l'appartement du quartier du Pigeonnier, on ne roule pas sur l'or, mais on se dispute sévère. Sylvain, le grand frère, écope : bagarres, foyer, rebagarres, refoyer. «Il ne s'entendait pas du tout avec mon père. Il s'est construit tout seul, dit-elle. Aujourd'hui, il est dans le bâtiment, il bosse sur l'isolation des maisons. Il a une petite fille. Je suis très fière de lui.» N'étant pas «une caïd», Mélanie Hénique va se défouler autrement, sur le sprint, 50 m crawl ou papillon pour assommer la concurrence, où il faut agresser l'adversaire sans trop martyriser l'eau. Premiers Mondiaux à 16 ans, première médaille planétaire à 18 ans, à Shanghai, en 2011, la sprinteuse brille en papillon et forme un duo d'Amiénois ambitieux avec l'élégant Jérémy Stravius. Tous deux viennent d'ailleurs de se sélectionner pour les JO de Rio et elle participe, à partir de celundi, aux championnats d'Europe. «On était soudés par l'envie d'y arriver. Parfois, je faisais la gueule à l'entraînement, je me plaignais quand c'était dur, et ça ne lui plaisait pas. Avec Jérémy, un coup on s'engueule, un coup on s'aime.» Elle plafonne quand lui s'envole, elle décide d'aller voir si l'entraînement est moins pénible au soleil. Elle débarque en décembre 2014 à Marseille, passe le réveillon toute seule rue Saint-Ferréol, mais arrive à se pointer en retard à la reprise, le 1er janvier. La voilà toute penaude au milieu de ses idoles, Frédérick Bousquet, quinze ans d'équipe de France, Florent Manaudou, Fabien Gilot, «des garçons attachants, loin de l'image de matamores qu'on leur colle». Tous ensemble, ils se frappent le torse avec le poing, en cadence, comme Matthew McConaughey dans le Loup de Wall Street. Derrière les petits rituels marseillais, il y a les mêmes kilomètres à avaler, les mêmes bancs de musculation à squatter, mais l'impression amiénoise de tourner en rond comme un poisson rouge dans le bocal a disparu.
Plus tard, elle se voit marin-pompier. Elle est brigadier-chef dans la gendarmeriedans le cadre d’un partenariat qui lui assure 1 000 euros de revenus mensuels jusqu’en 2017. Encore licenciée à Amiens, qui ne lui verse plus rien, non reconnue administrativement par le Cercle, elle vit grâce à ce salaire et quelques primes. Sa mère est descendue plusieurs fois, elle a renoué avec son père.
Lors des dernières élections régionales, elle a misé sur Christian Estrosi aux deux tours, tout en étant interloquée que Marion Maréchal-Le Pen veuille fermer les plannings familiaux, «un vrai point d'ancrage pour les jeunes. J'ai voté contre ça». Depuis toujours, elle écoute Soprano et les Psy 4 de la rime, les rappeurs des quartiers Nord. Mélanie Hénique est célibataire, sa plus longue relation a duré deux ans, elle aimerait avoir un enfant, elle s'étonne qu'on puisse glorifier Christiane Taubira tant le mariage pour tous lui semble logique. Avec la joueuse de tennis Amélie Mauresmo et la basketteuse Elodie Godin, elle est l'une des rares sportives françaises à avoir affiché publiquement son homosexualité, suite à l'agression. A 14 ans, elle a eu moins d'appréhension à confier sa préférence à ses coachs plutôt qu'à ses parents. Elle n'est ni pudique ni fan du storytelling des étoiles américaines, tel Michael Phelps racontant, à Sports Illustrated, son alcoolisme et ses cures. «Beaucoup de sportifs veulent être connus pour leurs performances, pas pour ce qu'ils sont. Moi, la première, je ne veux pas qu'on dise "tiens, c'est elle la lesbienne !" Je veux être reconnue pour ma natation, pas pour ce que je suis. Je ne suis pas militante.» Dans tous les vestiaires qu'elle a connus, d'Amiens à Marseille, chacun a accepté l'autre comme il est. La dissimulation, elle laisse ça au comte de Monte-Cristo.
22 décembre 1992 Naissance à Amiens.
30 juillet 2011 Médaille de bronze sur 50 m papillon aux Mondiaux de Shanghai.
28 décembre 2014 Arrivée à Marseille.
Avril 2016 Sélection pour les JO.
9 mai 2016 Championnats d'Europe.