En marchant vers le court 14 à Roland Garros, où l'Australien Bernard Tomic s'est incliné face à Borna Coric (3-6, 6-2, 7-6, 7-6) on s'est souvenu des prédictions de John Tomic, son papa, il y a environ trois ans de cela. «Mon fils sera numéro 1 mondial, je ne vois pas qui dans sa génération est plus fort que lui». C'était osé, arrogant mais pas si dingue dans l'absolu. Certes, «Bernie» avait déjà l'air ailleurs - il conduisait une Ferrari jaune poussin immatriculée «Sin City» et se battait dans des jacuzzis. Mais il lui arrivait de jouer un excellent tennis, avec l'impression de pouvoir être beaucoup plus fort. De se gâcher avec John, son entraîneur, qui lui a certainement transmis ce grain à force de déraper.
Environ trois ans plus tard - c’est maintenant - Tomic, 23 ans, vient d’être éliminé en quatre sets par un prometteur croate de 19 ans. «Bernie» est 22e au classement mondial et semble à des années-lumière du niveau des plus forts, quand bien même il lui arrive encore d’affirmer le contraire. Après le match, il s’est pointé devant six journalistes les yeux rivés sur son portable, dans une salle de la taille d’une chambre à coucher. S’en sont suivies des questions pour les losers. Pas ceux qui perdent - c’est le sport - mais ceux dont on estime, à tort ou à raison, qu’ils resteront à leur place, s’ils ne finissent pas par s’enliser.
En l'écoutant, on s'est souvenu de son élimination surréaliste début mai au tournoi de Madrid. Lors de l'ultime point, il tenait sa raquette à l'envers. Dans sa bulle, il s'était chargé lui-même de commenter la séquence (il s'était excusé ensuite) : «Je m'en fiche, de cette balle de match. Est-ce que vous en auriez quelque chose à faire si vous aviez 23 ans et que vous valiez 10 millions de dollars ?». Il a donné rendez-vous l'année prochaine à Roland-Garros.
On lui prédisait une dérouillée, il a manqué d'arracher le premier set
De passage juste après lui, Steve Darcis, un quasi-anonyme sans casserole de 32 ans, dont on sait qu’il a un jour été numéro 1 belge. Basculement dans un monde parallèle, dans la même salle. Darcis, issu des qualifications, vient d’être défait en trois sets (7-5, 6-3, 6-4) par Novak Djokovic, le meilleur joueur du monde. Ce dernier s’est contenté du minimum, c’est-à-dire d’un tennis, à son niveau, avec lequel il peut battre les trois quarts du circuit. Cet après-midi, il s’est parfois agacé car le Belge a bien joué sa partie, mais comme un numéro 1 mondial bien dans sa peau, en l’occurrence tout en maîtrise.
Avec son gros sweat floqué Décathlon, Darcis, 32 ans, s'est marré en racontant ce que lui avait glissé Djoko à l'oreille. «Tu t'es bien battu… Bon, je pense qu'il doit le dire à pas mal de monde». On lui prédisait une bonne dérouillée, il a manqué d'arracher le premier set. A son échelle, c'est un progrès. En deux confrontations contre le Serbe, il avait systématiquement pris un 6-0.
Comme un ouvrier après la pause, il a assuré que ça ne le dérangeait pas de retourner au «boulot» (sic), c'est-à-dire dans les tournois pour le 161e mondial qu'il est, sur des petits courts, avec un mini-public et beaucoup moins de journalistes pour le féliciter et lui glisser un «Bon courage» sincère. Il pense très fort à remonter au classement. En 2008, il était 44e mondial.
Les deux mondes parallèles ont fini par se toucher au moment où Darcis a esquissé le même sourire que Tomic. Celui qui signifie : «off, après tout, ce n’est pas la fin du monde, ce n’est que du tennis».