Photographe légendaire, pionnier dans les années 50 de la Street Photography avec Robert Frank, imposant un style d'images saisies dans l'action, au plus près des visages et des corps par l'usage notamment du grand angle, William Klein, qui avait commencé à faire du reportage pour l'émission Cinq Colonnes à la une, a suivi Mohamed Ali pendant une dizaine d'années, armé d'une caméra Eclair 16 mm. Son film, Muhammad Ali the Greatest (1974), brosse l'ample tableau de l'effervescence qui entoure la personnalité de Ali, showman et activiste politique que William Klein insère dans le compte-rendu survolté d'une époque en mouvement.
Son style syncopé et dynamique colle parfaitement à l’intense énergie d’un boxeur dialectique dont il magnifie le corps, les idées, l’humour, mais aussi en montrant tout le cirque autour et une Amérique blanche ulcérée d’être ainsi prise à revers par un sale gosse, un sportif noir, charismatique et insolent. Toujours actif à 88 ans, Klein, joint dimanche matin au téléphone à son domicile parisien, se souvient de ce héros contestataire :
«Mon histoire avec Mohamed Ali commence dans un avion en 1964, sur la ligne New York-Miami. Il y avait une place de libre à côté d’un jeune homme noir très élégant que j’ai reconnu comme étant Malcolm X. Personne ne voulait s’asseoir à côté de lui car pour la majorité des Américains, il était le diable. J’ai demandé si je pouvais prendre place et on a parlé pendant deux heures et demie. Malcolm était pondéré, intelligent, cool, il m’a expliqué que le match qui allait se jouer entre Cassius Clay et Sonny Liston avait à ses yeux une valeur historique. Tout, selon lui, menait à penser que Cassius Clay allait forcément gagner, et ça allait tout changer pour les Noirs américains. Je lui ai dit que j’étais très étonné parce que la presse ne donnait la moindre chance à Cassius Clay face à Liston, considéré comme le poids lourd le plus meurtrier de l’époque.
«En arrivant à Miami, je suis allé au gymnase où Cassius s’entraînait, et le fait que Malcolm m’avait introduit a permis que je sois accepté et que je puisse négocier de filmer les coulisses du combat en préparation. Je me souviens avoir fait un travelling à la main dans le stade. J’allais d’un guichet à l’autre, où se pressaient les parieurs, et chaque mec faisait un pronostic sur la façon dont Liston allait écraser Cassius.
L'affiche du docu de William Klein.
(Photo DR)
«Personnellement, je ne savais pas ce qui allait se passer, mais une chose est sûre, Cassius était incroyablement culotté, il n’arrêtait pas d’insulter Liston, disant qu’il était laid, gros et lent, jusque devant le gymnase où celui-ci s’entraînait. Il y a trois flics qui ont voulu le choper et le mener au poste mais Cassius faisait deux têtes de plus qu’eux et il bougeait trop vite.
«Le jour du combat, le 25 février, tout le monde a été surpris par la vélocité de Clay, il était partout sur le ring et Liston était complètement ahuri. C’était une sorte de parodie de combat avec celui qu’on donne gagnant qui ne parvient même pas à toucher son adversaire, lequel s’emploie à l’humilier. Au bout de la septième reprise, il n’avait plus le cœur à continuer, au point d’abandonner le combat, une première pour un championnat poids lourds.
«Tous les combats de Cassius/Ali étaient mystérieux et bizarres. Il ne faut pas se mentir, il y a eu des combats plus ou moins louches, les financiers de Mohamed Ali étaient des caïds, propriétaires de chaînes de radio, de journaux et de télés. Ces mecs achetaient des chevaux et pariaient sur Ali comme on mise sur un canasson. Une grosse partie du public avait la nostalgie de Joe Louis, le "bon Noir" respectueux, poli et qui ne disait jamais un mot de travers. Clay était le "mauvais Noir", et quand sa carrière démarre, les gens payaient pour le voir se faire casser la gueule, mais ça ne s’est pas passé comme ça. Il a imposé sa loi et le public a été obligé de se rendre compte qu’il apportait quelque chose de nouveau et de crédible, même si ça ne leur plaisait pas au fond qu’un freluquet black leur fasse la leçon et ne rase pas les murs.
«C’est drôle parce je me souviens qu’après le combat contre Liston, Cassius a emmené son entourage dans un bus, direction le quartier noir, pour exhiber fièrement son titre. Il a harangué la foule sur l’air "vous voyez, je suis un joli garçon et Liston n’est qu’un ours mal léché". Mais les mecs du ghetto lui disaient d’aller se faire foutre, qu’ils avaient perdu 50 dollars en misant Liston ! Le milieu de la boxe était pourri et on faisait semblant de mépriser Ali qui, lui, méprisait la presse blanche et à peu près tous les autres boxeurs.
«Je suis un juif de New York installé à Paris. Pour un type comme moi, ce n’était pas facile de devenir copain avec le champion du monde poids lourd, noir et militant black muslim. Mohamed Ali m’a accepté, mais je ne peux pas prétendre être jamais devenu son pote, je faisais parti d’une myriade d’individus satellites qui à la fois participaient au phénomène et en étaient les spectateurs médusés.
«J’étais présent aussi à Kinshasa, et quand on voyait George Foreman à l’entraînement, où il pouvait décrocher d’un coup de poing dans le sac de frappe et l’envoyer valser à trois mètres, l’équipe d’Ali pensait qu’il allait se faire rétamer. Le jour du match, j’étais dans les vestiaires, et tout le monde faisait grise mine sauf Ali, qui n’était pas de cet avis et restait confiant. Et en effet, pendant tout le match, le monstre Foreman frappait, frappait, et Ali bloquait tout, puis, au huitième rond, il l’a terrassé. C’était bizarre, on a dit qu’il y avait triche, que les cordes avaient été relâchées côté Ali pour qu’il ne soit pas rigide quand Foreman le frappait. Je n’ai jamais su si c’était vrai. Mais une fois encore, il a dominé la situation parce qu’il était un génie de l’improvisation et de la mise en scène.»