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Deschamps, des tacles et des Bleus

A deux jours du coup d’envoi du championnat d’Europe de foot, passage en revue de cinq moments significatifs de l’état d’esprit de la sélection française et de son coach.

Didier Deschamps, sélectionneur des Bleus, le 29 mai, à Nantes. (Photo Franck Fife. AFP)
Publié le 07/06/2016 à 19h51

Trois semaines en ballon à suivre la préparation des Bleus et une perte inconsolable : celle de son meilleur joueur, Lassana Diarra, enfant perdu du football français égaré dans on ne sait quel pataquès existentiel - et contractuel : il doit 10 millions d’euros au Lokomotiv Moscou pour avoir le droit de jouer au football la saison prochaine -, raccroché l’automne dernier à la faveur d’un regain à l’Olympique de Marseille. Selon la version officielle, Diarra est allé toquer à la porte du sélectionneur, Didier Deschamps, le 31 mai à deux heures de la clôture de la liste pour lui dire que, finalement, il n’arrivait pas à surmonter son inflammation du genou gauche. Comme il était 22 heures, que Deschamps aurait tout aussi bien pu envoyer la liste à l’UEFA en début de soirée et que Diarra avait joué quarante-cinq minutes la veille contre la Cameroun (3-2), c’est peu dire que cette version est douteuse. Les voix du train bleu sont difficiles à pénétrer. Retour sur la préparation en cinq épisodes.

21 mai, Biarritz

Quand un amateur fait la peau à un joueur à 54 millions 

Le champion dans la cité : première séance d’entraînement des Bleus dans le cadre de leur préparation pour l’Euro dans un stade d’Aguilera plein jusqu’au cintre, 10 000 spectateurs venus comme à la kermesse. Deux mi-temps de trente minutes en survêt contre les U19 (moins de 19 ans) de l’Aviron bayonnais, qui s’attachent à mettre le maximum de propreté et d’académisme - jeu en appui, circulation à une touche de balle. Les Tricolores mettent la juste mesure, pas si simple à trouver quand des mondes aussi différents se côtoient le temps d’un match : ni trop d’intensité dans le pressing pour ne pas briller à peu de frais, ni pas assez pour ne pas déchoir. Mais Deschamps tique un peu. Un gamin de 18 ans, Tom Ghilardi, met son défenseur central Eliaquim Mangala en difficulté : celui-ci s’accroche aux branches et le public en rigole. Si un gosse sorti des rangs amateurs lui inflige ces souffrances, qu’en sera-t-il d’un international roumain ou albanais ? Alors qu’il ne figurait même pas parmi les «réservistes» censés pallier les blessés parmi les 23 joueurs initialement choisis, Adil Rami sera préféré à Mangala dès le premier match amical du 30 mai contre la sélection camerounaise : même les séances d’entraînement contre la France d’en bas peuvent envoyer un joueur à 54 millions - le prix payé par Manchester City en 2015 pour l’arracher au FC Porto - dans la bordure.

28 mai, Clairefontaine

Quand Payet a une pensée pour les copains

Début de chaos dans le train bleu : Jérémy Mathieu devient le cinquième défenseur écarté (pour blessure) ; le «réserviste» Samuel Umtiti prend son ticket pour l'Euro. Mamadou Sakho, suspendu pour un contrôle positif à un «brûleur de graisse», selon le camp du joueur, n'est pas prolongé au motif que le jugement définitif des instances est proche, l'Equipe affirmant par ailleurs qu'il sera innocenté sous peu. Auquel cas il aura été injustement privé - Deschamps a énoncé sa liste alors que le stoppeur de Liverpool était suspendu - d'un championnat d'Europe à domicile : ambiance.

Tiens, voilà Dimitri Payet à confesse devant les micros : «J'ai essayé de me mettre à la place de "Mamad" pendant quelques minutes. Pour lui, ça ne doit pas être agréable à vivre.» Payet est d'excellente humeur. On lui demande si son efficacité sur coups de pied arrêtés - corners, coups francs - lui confère un avantage sur la concurrence chez les Bleus : «Vous voulez dire que je ne sais pas jouer sur des actions dynamiques, c'est ça ?» Rires étouffés. Tout le monde a compris : Payet attaquera l'Euro dans la peau d'un titulaire, il a lâché le prodige mancunien Anthony Martial (20 ans, un transfert record pour 80 millions d'euros, dont 30 millions de bonus l'été dernier) dans la dernière ligne droite. La ligne de com - «On est un groupe, on se réjouit pour le copain» - est brisée : le foot est un sport individuel épousant les ambitions on ne peut plus légitimes de ceux qui le font vivre.

29 mai, Nantes

Quand Deschamps se livre à un éloge contraint 

Un ange passe. On sait que Didier Deschamps et Zinédine Zidane ne sont pas précisément les meilleurs amis du monde, le second n'ayant eu de cesse de guigner le poste de sélectionneur du premier - en juillet 2012 au moment de la succession de Laurent Blanc, en automne 2013 en amont du barrage face à la sélection ukrainienne -, qui a conséquemment prolongé son contrat en mars 2015 (Deschamps est désormais partant jusqu'au Mondial russe de 2018) pour éloigner le spectre de son ex-coéquipier, «le mec avec l'auréole», selon un employé de la Fédération française de foot (FFF). Or, Zidane a gagné la Ligue des champions avec le Real Madrid la veille : le sélectionneur doit ainsi se plier à l'exercice de l'hommage. «Même si le Real n'était pas en déliquescence quand il l'a repris, parvenir à être champion d'Europe, c'est fantastique pour son club, pour ses joueurs et pour lui.» En novlangue footballistique, le coach tricolore dilue le mérite sur plusieurs entités… qu'il nomme par ordre d'importance décroissant dans son esprit : l'institution Real Madrid garantit un effectif haut de gamme, ce sont les joueurs qui gagnent les matchs et l'entraîneur agit à la marge.

Petit précis de communication sportive : Deschamps énonce des évidences, mais c'est le moment choisi et la formulation qui dit le fond de sa pensée. Il en remettra une couche : «Il y en a qui ont mis quinze ans pour gagner la Ligue des champions, d'autres qui ne l'ont jamais gagnée, et lui, avec le Real, avait plus de chance de la gagner qu'avec d'autres clubs. Mais n'allez pas mal interpréter ce que je vous dis…» Bah non.

1er juin, Neustift-im-Stubaital

Quand Kingsley Coman répond aux questions qu’on lui pose

(Photo Franck Fife. AFP)

Quatre jours après Eric Cantona dans les colonnes du Guardian, Karim Benzema fait sauter le couvercle dans celles de Marca : est-ce que oui ou non - l'attaquant madrilène dit oui - le sélectionneur a, par pragmatisme, suivi l'opinion publique et écarté un Benzema mis en examen dans l'affaire du chantage à la sextape dont est victime son (ex-)coéquipier chez les Bleus, Mathieu Valbuena ? Dans la bouche de certains journalistes s'adressant aux joueurs ce jour-là dans une grande tente blanche plantée à l'entrée de Neustift-im-Stubaital, dans le Tyrol autrichien, ça donne : que pensez-vous des accusations de racisme qui visent Didier Deschamps ? Envoyés devant la presse, Blaise Matuidi, Antoine Griezmann et Kingsley Coman ont pour consigne de défausser : je n'ai pas lu, on raconte beaucoup de choses, etc. Griezmann est sur sa planète, Matuidi a la mine pincée du type qui a gravi la montagne - il est devenu l'un des joueurs clés des Bleus - avant de s'apercevoir que ça n'intéresse plus personne, en tout cas pas à ce moment-là : reste Kingsley Coman, 20 ans le 13 juin. Et un cran rare : agacé, il prend la liberté de sortir du sentier balisé par son coach. «Il y a beaucoup de joueurs de couleurs et d'origines différentes en équipe de France, je ne comprends pas ce que vous me dites, Deschamps serait raciste dans un cas et pas dans un autre ?» Ce n'est pas la problématique, mais il répond bel et bien à la question posée, avec un cœur et un engagement qui ont déserté le train bleu depuis longtemps. Un témoin : «Il n'est pas mal, lui.» Disons plutôt qu'il ne se fiche pas complètement de ce qu'il raconte face à la presse. Ou pas encore.

7 juin, Clairefontaine

Quand Gignac attaque la défense 

André-Pierre Gignac au parloir, remplaçant désigné d'Olivier Giroud à la pointe de l'attaque et bon camarade autoproclamé des Bleus - ah, ces accolades à Giroud en mars face aux Russes… -, ce qui a compté dans le fait que Deschamps l'intègre à sa liste de partants pour l'Euro. Tiens : mardi, Gignac a changé de ton. Plus clinique, plus froid et plus tout à fait aussi fraternel avec les camarades : «On prend trop de buts à mon goût et à celui du sélectionneur», manière de dire que les Bleus n'ont pas les défenseurs qu'ils méritent.