Paru en dernière page de «Libération» du 9 juin 2016.
Quand on lui parle de son image hautaine, Marcel Desailly rit. Puis il bricole une petite fiction en guise de sous-titre. C’est l’histoire d’un type qui croise Gérard Depardieu et Zinédine Zidane dans le même restaurant. Lorsqu’il aborde le premier, dont il est fan, il s’excuse de l’importuner pendant son repas. Comme il adore aussi le second, il fonce vers lui, mais en parlant très fort – «oh ! Zizou !» – et en mettant une main sur la table, sans se demander s’il le dérange. «Ce côté hautain, comme vous dites, m’a permis de faire comprendre à certains – dont des journalistes – que “footballeur” était un métier à part entière, et qu’il y avait donc des limites, même si je devais bien sûr rester abordable. L’espace de quelques secondes, ce type dont je parle va se dire : “Je ne peux pas faire le fou avec lui.” Et ça me va très bien.» Tout ça pour dire qu’il préfère la première attitude.
Au départ, on est allé voir le champion du monde 98 pour parler de sa nouvelle carrière sur Twitter, où il balance de très courtes vidéos tellement dingues que des internautes se demandent si elles n’ont pas été réalisées sous l’effet de la dope. En avril, il s’est filmé pour lâcher un intrigant «joueurs de Manchester City, fuyez !» – juste avant leur quart de finale de la Ligue des champions contre le PSG – avec un dinosaure en arrière-plan. «Je suis comme ça dans l’intimité, certains n’ont peut-être plus l’habitude de ces choses aussi spontanées.» Toujours est-il que son délire marche bien - des dizaines de milliers de partages -, notamment grâce à un gimmick – son «ha, ha, ha !» – qui résume à peu près toute l’anomalie : comment cet homme, qui était l’un des seuls footeux à causer comme un procureur de la République, en est arrivé à faire l’ado en public ? On est reparti avec une réponse sur le plaisir de rire et d’arrêter de se prendre au sérieux, après une carrière passée à devoir maîtriser le moindre mot. De montrer l’autre facette de lui, «la bouille sympathique», de manière complètement désintéressée insiste-t-il. Quoiqu’il eût rendez-vous avec Twitter France juste après nous.
Rencontrer Marcel Desailly, 48 ans, c'est faire un voyage de bulle en bulle. De celle de l'un des meilleurs joueurs de sa génération à celle d'un businessman qui prête son image à Betclic, site de référence de paris en ligne. De celle d'un gamin né au Ghana, élevé à Nantes par un Français retraité du ministère des Affaires étrangères, à celle d'un défenseur qui, en pleine Coupe du monde (2002), a tenu une chronique pour SFR, avec qui il était sous contrat. De celle d'un ado qui a perdu son grand frère - footballeur aussi - dans un accident de voiture à celle d'un ex-sportif qui plaide la déconnexion quand il est question de politique. «Comme beaucoup d'anciens footballeurs, on n'a pas été conditionné pour avoir un vrai positionnement. Aujourd'hui, on est gêné quand le sujet arrive sur la table ou quand il y a des élections. Pendant des années, nous n'avions à nous soucier de rien, pas même des prix. Je ne connaissais pas celui de l'essence, et je n'ai pas galéré pour une bourse à l'université, par exemple.» Il concède une tentation de se positionner à droite, comme la plupart des gens très aisés, en plaçant la gauche quelque part pour équilibrer le coup. Sur ses revenus, il ne dira rien. Ni sur ses investissements, ni sur ses contrats publicitaires, ni sur son salaire de consultant pour BeIn Sports. Il a dit «non» avec la tête et le petit sourire qui signifie «mais il est malade, lui, il croit que je vais parler de mes millions d'euros ?».
«The Rock» – surnom hérité de son passage à Chelsea (Angleterre) – a gambergé très tôt sur son après-carrière pour éviter «la reconversion d’urgence», celle «où l’on met toutes ses économies dans un restaurant à la hâte quand on se rend compte que c’est fini». En 1997, il a 29 ans, joue à l’AC Milan et explique à sa femme la nécessité d’aller dans un pays anglo-saxon, «pour développer du business à l’international autour de l’image et du caritatif». Pour s’engager dans l’humanitaire – il rejoindra l’Unicef en 2007 –, il raconte qu’il avait besoin de parfaitement maîtriser l’anglais. Pour les affaires, il voyait cette culture anglo-saxonne comme un paradis où tout est plus simple. Et il répétait à l’envi son postulat : une vie de footballeur est courte, mais peut permettre de capitaliser sur une image. Alors il l’a toujours soignée, avec la com la plus bateau possible lorsqu’il était dans le circuit. Il assume : «La moindre erreur et vous vous retrouvez en première page. De toute manière, le footballeur n’a par essence rien à dire, car il n’a rien à vendre. Ce n’est pas un artiste. En fait, l’interview d’un footballeur n’a souvent aucun intérêt journalistique car celui-ci a tout intérêt à être le plus lisse possible.» En 2008, alors qu’il vient d’accepter une mission du ministère des Sports contre le racisme - qui n’a débouché sur rien de concret -, il lâche dans l’Express : «Quand j’étais joueur, il m’est arrivé assez souvent d’avoir envie d’aller de l’avant, mais j’y ai finalement renoncé. De manière un peu égoïste, j’avais peur que cela nuise à mon image, à tout ce que j’essayais de construire.» Sur l’affaire des quotas dans le foot français, il se souvient avoir été «interpellé» par la dimension raciale de la polémique, tout en se disant certain d’une logique : «Quand il est question de compétition, un entraîneur choisit toujours les meilleurs, peu importe les origines.»
Victoria, sa fille, a participé à notre rencontre. Diplômée de com, elle est sa community manager. Il dit que Twitter les a rapprochés. Ils baroudent ensemble : Nantes, Paris, Londres, l'Afrique, le Golfe. La plupart des vidéos qui finissent sur le Web passent par elle. Si ça ne la fait pas rire, la vidéo n'est pas partagée. Victoria est jeune, la vingtaine passée, et sait ce qui est viral pour rendre visible «une personnalité qui doit tenir un discours positif» (dixit papa). Un père qui se souvient de la manière dont ses coéquipiers et lui prenaient parfois les commentaires des journalistes quand ils les estimaient trop sévères. «Une mauvaise note, parfois injuste, peut créer une dynamique négative et jouer indirectement sur un transfert ou un contrat. Ça me touchait parce que je considérais - à tort avec le recul - que c'était une atteinte à mon business, celui qui fait vivre les miens.»
Euro 2004. Desailly a 35 ans, il est sur la fin. Il ne joue qu’un match comme titulaire. Un confrère se souvient pourtant que c’était lui qui venait souvent en conférence de presse. Des journalistes n’ont pas compris pourquoi. A l’un d’entre eux qui lui demande si on ne sert pas de lui pour masquer des problèmes, le champion du monde lui lâche quelque chose du genre «vous ne me connaissez pas».
7 septembre 1968 Naissance à Accra (Ghana). 26 août 1986 Premier match de Division 1 avec Nantes. 12 juillet 1998 Champion du monde avec la France. 2 juillet 2000 Champion d’Europe.