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Libération
Euro 2016

Equipe de France : coup d’envoi pour les héritiers

Les Bleus ouvrent leur Euro de foot ce vendredi à Saint-Denis face à la Roumanie. Renouvelée par les choix de Didier Deschamps et au gré des coups durs, cette génération dorée porte un poids qui excède la simple ambition sportive.

Blaise Matuidi, le 30 mai à Nantes, face au Cameroun. (Photo Loic Venance. AFP)
Publié le 09/06/2016 à 20h31

Le défenseur des Bleus Bacary Sagna a lâché celle-là sur un coin de table à Clairefontaine le 27 mai, moins d'une heure après la publication dans le Guardian des propos d'un Eric Cantona s'interrogeant sur l'attitude du sélectionneur des Bleus, Didier Deschamps, envers les joueurs d'origine maghrébine : «A chaque fois qu'on vient en sélection [Sagna évolue à Manchester City, en Angleterre, ndlr], il y a de plus en plus d'histoires, des polémiques… C'est triste parce que c'est récurrent. Mais là, ça devient fou.»

On confesse une faiblesse pour le natif de Sens (Yonne), défenseur sous-coté ayant surmonté la perte d’un frère qui lui faisait perdre la mémoire de ses matchs et dont la rectitude morale lui a permis de traverser les années noires du foot français - il est international depuis 2007 - sans se retrouver dans le moindre coup fourré. Mais Sagna se trompe sur un point. Le foot français a basculé dans la folie depuis longtemps.

Le spectre des politiques

L'Euro 2016 débute ce vendredi soir à Saint-Denis contre ces bons vieux Roumains (lire page 4). La sélection tricolore viendra avec ses fantômes. Il n'en manque pas un. Trois des quatre meilleurs attaquants français sont absents. A eux trois, ils composent une fresque des stigmates du foot hexagonal.

En expliquant avoir été sacrifié pour complaire aux penchants racistes d'une partie de l'opinion publique au fil d'une intervention tellement juste et calibrée qu'on a du mal à ne pas y voir la main de son avocat - ce qui dit à la fois la judiciarisation galopante du ballon et le contexte miné où ses superstars évoluent désormais -, Karim Benzema n'a pas invité le communautarisme dans le foot : il a très précisément signifié que la puissance œcuménique du jeu préféré des hommes est morte, le foot reflétant désormais les fractures qui occupent les politiques et autres acteurs de la société civile. Pour peu que le sélectionneur Didier Deschamps ait effectivement cédé à la tentation de se priver du meilleur joueur français de sa génération - les sept saisons de Benzema au Real de Madrid faisant foi - pour satisfaire le peuple et les vœux de deux ministres en exercice, boum : ingérence du politique sur la sélection tricolore, revoilà le spectre de Roselyne Bachelot s'offrant un carnaval à peu de frais - les «caïds immatures» et les «gamins apeurés» - sous une tente à Bloemfontein le surlendemain de la grève du bus sud-africaine de 2010. Si les Bleus échouent, l'ombre de Benzema reviendra les hanter : les joueurs n'auront même pas le temps d'arriver sous la douche que Deschamps se fera étriper à longueur de talk-shows. Le sélectionneur le sait.

La fin des temps héroïques

Deuxième cador écarté, sans que cela fasse du reste le moindre débat : Franck Ribéry, dont le retour de flamme a tranquillement expédié le jeune (20 ans lundi) Kingsley Coman sous la guérite où s'assoient les remplaçants du Bayern Munich, ce même Coman étant bel et bien un homme clé de Deschamps pour l'Euro à venir. L'histoire du bus en toile de fond, un changement de pied - une retraite internationale en août 2014 et un revirement en mai 2016, une fois deux fastidieuses années de matchs amicaux purgées - et le sélectionneur qui, la bouche en cœur, prononce l'oraison : «Prendre [Ribéry] aurait été irrespectueux pour ceux qui l'ont remplacé.»

Notoirement méfiant envers les joueurs de talent, ou plutôt envers ce que le talent fait des joueurs, Deschamps est l'homme d'une mission : tourner la page d'une époque - de 2006 à 2012 -, où l'équipe de France était soumise au bon vouloir de ses stars, un instrument qu'ils pouvaient détruire sans même y penser dans une ambiance ivre de dégénérescence shakespearienne. Vu du train bleu, on mesure chaque jour l'ampleur de la perte. Après des journées à entendre les joueurs balancer entre flagorneries à l'intention de leur coach et éléments de langage qui feraient honte aux cancres des écoles de communication, on confesse se réchauffer le soir aux évocations des temps héroïques : Ribéry en claquettes sur le plateau sud-africain de Téléfoot promettant de suer sang et eau deux heures avant la grève de l'entraînement, le même sortant de suspension en mars 2011 comme un condamné s'installant dans une limousine venue le chercher à la porte de la prison avec champagne au frais, filles dévêtues et saladier de cocaïne à l'arrière.

Le troisième sacrifié n’est autre qu’Hatem Ben Arfa. Pas de soupçon d’ingérence ou de doxa fédérale à respecter dans son cas : Deschamps étant seul au violon, ce choix permet de dessiner en creux le véritable visage d’une équipe pensée par lui comme capable d’aller chercher un titre européen. On a eu le fin mot lors du stage tricolore de Biarritz, où l’attaquant niçois - convié comme «réserviste» - régalait la chique en poussant jusqu’à réconforter des partants pour l’Euro qu’il humiliait balle au pied : Ben Arfa est un gosse. Il diffusera jusqu’à son dernier souffle de joueur une sorte de feeling originel qui a rapport au plaisir et à l’instinct, le rapport individuel au ballon établissant la hiérarchie entre joueurs et primant sur les considérations d’ordre social et collectif. Pour Deschamps, l’Euro est une bataille. Il ne s’y voit pas avec un mec pareil. Il faut du dévouement, de la puissance sur le terrain, du contrôle en dehors. Qui disputera l’Euro à la place d’un Benzema, d’un Ribéry ou d’un Ben Arfa ? Un petit mois que les rois de la fête (la vedette de l’Atletico Madrid Antoine Griezmann, l’attaquant de Manchester United Anthony Martial et celui du Bayern Munich Kingsley Coman) défilent sous nos yeux. Et ces gars-là sont insondables.

«Pas mal de petites questions»

La prime à Martial (20 ans), à qui on s'est permis de demander ce qu'il avait appris du jeu en Angleterre qu'il ne savait pas en partant de Monaco, voilà un an. Il s'est alors tourné vers un membre du staff tricolore : «Je n'ai pas compris la question.» L'utilité de l'exercice médiatique lui passe très au-dessus de la tête, mais il ne faut pas y voir malice pour autant : Martial est ailleurs. Dans un monde qui obéit à des règles particulières, un monde où un gamin de moins de 20 ans (Coman) claque la porte de deux clubs quart-de-finalistes de Ligue des champions - le Paris-Saint-Germain puis la Juventus de Turin - pour aller chercher du temps de jeu chez un troisième monstre européen.

Les trajectoires respectives de ces joueurs se croiseront sans doute dans les années à venir, en sélection ou dans les plus grands clubs du monde : en revanche, elles ne rejoindront jamais celles du commun des mortels, indépendamment d'une sorte de communauté d'esprit qu'on essaie de nous refourguer depuis des mois. Coman, un poil agacé, devant les journalistes : «Vous ne vivez pas avec nous, mais on vous voit souvent quand même.» Puis, sur l'affaire Benzema : «Chacun a ses raisons ou ses pensées. Je ne suis pas au courant. Mais ça ne fait des histoires que dans la mesure où on veut s'y intéresser.»

Une anecdote : aucun des formateurs de Coman n'a le droit de s'exprimer dans la presse sans l'aval du père du joueur. Griezmann, le plus fermé de tous : «Mon point fort, c'est que je ne me prends pas la tête.» La semaine dernière, cette expression lui a servi quatre fois en onze minutes chrono - et il en avait déjà marre. Aucune interaction n'est possible. Il faut le comprendre : du point de vue d'une star du foot qui a grandi avec les réseaux sociaux, l'ennemi, c'est tout le monde.

Étroite surveillance

Au-delà, le poids de l'édifice que les joueurs porteront les jours de match est énorme : le devoir de rendre le sourire à un pays «qui connaît des difficultés sociales» (Deschamps), celui d'entretenir l'ambiance le plus longtemps possible (un pays organisateur dont la sélection est éliminée est un pays qui s'en fout), celui encore de faire oublier l'absence de Benzema et de tout ce que cette problématique emmène avec elle…

Autant enfoncer sa tête dans le sable. Surtout, ils ne disent rien parce qu’ils n’ont rien à dire. Un joueur vit sous l’étroite surveillance de ce qu’il fait sur un terrain, et ces gars-là sont dans le noir complet à tous les niveaux ; une équipe remaniée par la force des circonstances et des blessures assises sur deux années de matchs amicaux - un pays organisateur est qualifié d’office, sans passer par les éliminatoires - sans signification contre des sélections bayant aux corneilles.

Sagna, mercredi : «Il y a pas mal d'attente et de petites questions. Par rapport au contexte [le soutien du public, ndlr] aussi. On saura après la Roumanie.» Le remplaçant d'Hugo Lloris au poste de gardien, Steve Mandanda : «On est toujours dans l'inconnu en pareil cas. Déjà, tu ignores si tu seras bien individuellement et tu ne sais jamais à l'avance comment se déroule un match. D'ailleurs, il y a une équipe en face.» Vendredi, 21 heures : lumière.