Avant la main de Maradona ou le coup de tête de Zidane, il y eut, en juillet 1982, le hurlement de Marco Tardelli, après son but libérateur contre l'Allemagne, en finale de la Coupe du monde. Sept secondes de transe absolue qui figurent encore aujourd'hui parmi les instants iconiques du foot dans la mémoire des tifosis d'Italie ou de Navarre. Dans la péninsule, ce cri est même régulièrement comparé à celui d'Edvard Munch. «Au début, cela m'énervait. On ne retenait que ça et on oubliait ma prestation», concède aujourd'hui l'ancien milieu de terrain qui fit pendant dix ans les beaux jours de la Juventus lorsque celle-ci formait avec Dino Zoff, Claudio Gentile ou Paolo Rossi l'ossature de la Squadra Azzurra et qu'elle avait comme centre de gravité Michel Platini. Après avoir tout remporté entre 1975 et 1985 (dont cinq titres de Champion d'Italie et les trois coupes européennes, clubs champions-UEFA-Coupe des coupes) avec la Vecchia Signora puis avoir effectué un bref passage à l'Inter de Milan, Marco Tardelli a été pendant plusieurs années entraîneur de la nationale italienne des moins de 21 ans, de l'équipe d'Egypte, de l'Inter de Milan puis l'adjoint de Giovanni Trappatoni quand celui-ci était le sélectionneur de l'équipe nationale d'Irlande.
De cette expérience, celui qui se contente désormais de commenter les matchs sur la Rai en a tiré la conclusion que «le football est désormais gangrené par le business», ce qu'il raconte en détail dans son autobiographie Tutto o Niente («Tout ou rien», éditions Mondadori) écrite avec sa fille et qui vient de paraître. «Le 18 novembre 2009, à Paris, notre petite Irlande jouait contre les champions français la qualification pour la Coupe du monde en Afrique du Sud», rappelle-t-il avant de se désoler : «Ils ne nous ont pas laissés gagner le match car l'arbitre Martin Hansson n'a pas vu une énorme faute de la main de Thierry Henry […] S'il avait demandé à Henry s'il avait fait faute, je suis sûr qu'il aurait dit oui. C'était trop évident. Mais il fallait que la France aille en Afrique du Sud avec tous ses sponsors et les intérêts qui tournent autour. A ce moment précis, le football est mort et personne ne s'en est aperçu.» Alors que l'Italie débute le tournoi face à la Belgique, Marco Tardelli dresse un bilan de l'évolution du monde du ballon rond.
Est-ce toujours le même sport ?
Sur le terrain de jeu, oui, hormis quelques modifications. Mais tout le reste a changé : médias, business et même propriété des clubs. En Italie, la seule équipe qui ait conservé le même propriétaire, c’est la Juventus de Turin.
Mais est-ce que le jeu et la préparation des équipes ont profondément changé ?
Les entraînements sont différents. Ils ont évolué. Je me rappelle déjà comment en 1978, lors de la Coupe du monde en Argentine, nous nous amusions à voir les entraînements de l’équipe de France parce qu’ils étaient différents des nôtres, plus modernes, plus tranquilles, plus créatifs. Par exemple, ils faisaient des matchs en marchant, sans courir. Cela nous impressionnait parce qu’à l’arrêt, ils jouaient très bien. Aujourd’hui les entraînements sont encore meilleurs. D’ailleurs, la durée d’activité des joueurs est plus longue. Mais globalement, on ne peut pas dire que c’est sur le plan de l’entraînement que tout a été bouleversé dans le football, c’est le contour qui l’a été.
Le jeu apparaît tout de même plus rapide et plus physique
Le jeu est sans doute plus physique, mais dans le même temps, il y a moins de contacts avec l’adversaire. Autrefois, le football était plus dur. Certains tacles que j’ai effectués lors de mon premier match contre Maradona, en 78, me vaudraient aujourd’hui un carton jaune. Autrefois on jouait le marquage individuel. Désormais on joue en zone. Quand j’étais chargé de m’occuper de Platini, je ne le lâchais pas d’une semelle, c’était du marquage à la culotte. L’autre différence, c’est évidemment la préparation des rencontres. On étudie beaucoup plus les schémas de jeu et les mouvements des adversaires. Déjà, à l’époque, la tactique était importante mais on n’avait pas les mêmes moyens d’observer les autres équipes. Il arrivait même que l’on descende sur le terrain sans avoir d’informations sur nos adversaires. Aujourd’hui les vidéos circulent et chaque mouvement est décortiqué.
Est-ce à dire que les équipes se ressemblent et qu’il n’y a plus de style de jeu national ?
On a longtemps dit que le style à l’italienne, c’était le jeu en défense et la contre-attaque. Mais déjà en 1978 et 1982, ce n’était plus vrai. Aujourd’hui, ce qui existe, ce sont des systèmes de jeu, les fameux 5-3-2, 4-4-2, 4-3-3 et tant d’autres manières. Mais sur le terrain, la qualité des joueurs fait toujours la différence. Même la part importante prise par les qualités physiques n’empêche pas un joueur comme Messi de s’imposer. Le talent des joueurs reste l’élément essentiel. Beckenbauer, Platini, Rivera, Mazzola, Ronaldo ou Messi, ce sont eux qui changent la physionomie d’une équipe. Ensuite, il faut trouver un équilibre autour d’eux. Mais sans joueurs de qualité, tu ne gagnes pas.
Attention, Michel [Platini] n’avait pas l’air d’un athlète mais il avait une force démente dans les jambes. Et puis il avait une intelligence et une qualité de jeu hors pair. Il pouvait jouer n’importe où. C’est une erreur totale de penser que les joueurs du passé ne pourraient avoir leur place dans le football moderne.
Est-ce qu’il y a eu une évolution de l’encadrement médical au point de parler de dopage ?
En 1982, avant la finale de la Coupe du monde, les médecins nous avaient fait une perfusion de sucre et de vitamines le matin. Mais ce n’était pas de la potion magique. Plus généralement, je ne crois pas que les médicaments puissent améliorer le jeu et les qualités d’un footballeur.
Vous dites qu’il n’y a plus de joueur modèle dans le football à part Gigi Buffon, le gardien italien…
Oui car la plupart des joueurs ne restent plus longtemps dans la même équipe. Il change de maillot parce que c’est dans l’intérêt de leurs agents de multiplier les transferts. A notre époque, nous n’avions pas d’agents. D’un côté c’est une avancée car grâce à eux les joueurs gagnent beaucoup plus que nous, mais dans le même temps, cela a déstructuré le football. Dans leur sillage sont arrivés les grands sponsors, les contrats faramineux et des masses d’argent. Peut-être étions-nous plus professionnels dans le sens que nous pensions plus au ballon qu’au reste. Je considère que les agents devraient aussi accompagner les joueurs dans leur manière de se conduire et pas seulement les utiliser comme des moyens de gagner de l’argent. Aujourd’hui, c’est tout le foot qui est fou, surtout en Italie. Autrefois, on ne voyait pas des présidents insulter leur entraîneur. Cette année, celui de Palerme a changé sept fois d’entraîneur dans la saison ! On ne connaissait pas ce type de personnage auparavant. Les présidents de clubs étaient des entrepreneurs qui achetaient des équipes pour leur plaisir.
Vous allez jusqu’à dire que le football est gangrené…
Il suffit de voir ce qu’il se passe à la Fifa et dans différents clubs. Aujourd’hui, le foot est sans morale. Il n’y a que le business et basta.
C’est ce qui explique la baisse de niveau du football italien au niveau international ?
Le championnat italien est devenu comme le championnat français. D’un côté, il n’y a que le PSG, de l’autre il n’y a que la Juventus. Il y a un manque d’argent mais surtout de projets et de joueurs. Derrière les Turinois, les autres équipes ne sont plus au niveau. Il suffit de regarder l’Inter. Il n’y a pas un seul de ses joueurs qui soit convoqué dans la nationale italienne. Quant à la Squadra Azzurra, c’est normal qu’elle s’en ressente. D’autant plus qu’il y a de plus en plus de joueurs étrangers dans le calcio (la Ligue 1 locale) et que ce ne sont pas les meilleurs. Lors du dernier match entre l’Inter de Milan et l’Udinese, il n’y avait pas un seul Italien sur le terrain. Il ne faut pas s’étonner des effets sur le rendement de l’équipe nationale.
Historiquement, c’est quand le calcio est en difficulté que l’équipe nationale réalise ses plus belles performances. Ce sera le cas à l’Euro 2016 ?
Le sélectionneur Antonio Conte présentera une équipe aguerrie. Il n’accepterait pas le contraire mais la question c’est de savoir si avec l’absence de Verratti et de Marchisio, l’équipe aura suffisamment de qualité.