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Emotion

L’entre-deux bleu

En attendant France-Albanie ce mercredi, l’équipe de France a disputé devant les médias un Euro parallèle, sous la pression d’enjeux personnels et  collectifs exacerbés.

Face à la Roumanie (battue 2-1), le 10 juin, Giroud (à g.) ouvre le score, servi par Payet. Au premier plan: Paul Pogba. (Photo Michael Sohn. AP)
Publié le 14/06/2016 à 20h31

Vu du train bleu, il existe deux championnats d’Europe. Le premier est une compétition de surface avec des mots pesés et des messages simples. Il y a une part de manipulation puisque l’opinion publique est un enjeu en soi, démultiplié par le fait d’évoluer à domicile. Mais s’ils sont destinés à occulter une partie du paysage, ces signaux n’en sont pas moins fondés sur des faits ou un ressenti véritable : dans le foot, le joueur vit sous la double emprise du match qu’il vient de disputer et de ses coéquipiers, ni l’un ni l’autre ne pardonnant les licences prises avec la réalité.

Après la victoire (2-1) face aux Roumains, les Bleus ont donc martelé à l'unisson le message suivant : «On y a mis du cœur.» Il a été reçu comme tel. Tant que l'équipe de France gagne, ceux envers qui ces signaux sont émis n'ont aucune raison d'aller chercher au-delà. Cette vitrine recouvre cependant une compétition parallèle, souterraine. La sélection tricolore affronte l'Albanie ce mercredi (21 heures sur TF1) au stade Vélodrome de Marseille et le suiveur est hanté par des images irradiantes, dont la force est inexplicable à ce niveau de la compétition - on joue pour rire ou presque, personne n'a envisagé à aucun moment une élimination des Bleus au premier tour avec seize équipes sur vingt-quatre éligibles pour les huitièmes de finale à partir du 25 juin.

Ce monde enfoui est tout entier dans des hésitations, des décalages entre la question que l'on pose et la façon dont elle est reçue par le joueur de l'équipe de France… ou des happenings inattendus. Juste après la Roumanie, Bacary Sagna s'est arrêté pour échanger quelques mots avec deux reporteurs isolés dans un coin de la zone mixte, dévolue aux échanges entre la presse et les acteurs après les rencontres. Il lui en coûtait : Sagna déteste les journalistes, l'origine de sa rancœur - aussi mystérieuse que les racines du monothéisme, mais on imagine le pire - remontant à 2011. Bon, on lui a demandé gentiment, il s'est arrêté, il a répondu une fois, «le coach nous demande d'être patients» (ça va), deux fois, «on a confiance en nous» (bof), et alors qu'on plongeait le regard dans nos notes, il a filé en un éclair, comme s'il avait perdu une bataille contre lui-même.

En début de semaine dernière, le Citizen avait confessé «être parfois venu en équipe de France à reculons» à cause de l'environnement médiatique, un aveu rarissime. Vendredi, il ne pouvait pas plus. On garde le sentiment qu'il essayera encore.

Les penchants sulpiciens de Giroud

A vingt mètres de lui, l'attaquant Olivier Giroud tenait salon en comité restreint. Un cas : il a été le seul joueur tricolore sifflé par le public durant la préparation, la faute - on le suppose - à la suspension du titulaire habituel à son poste, Karim Benzema, et aussi, sans doute, à une gestuelle un peu gauche - son entraîneur à Arsenal, Arsène Wenger, cherche plus ou moins à faire venir une gâchette meilleure que lui depuis l'arrivée du Savoyard à Londres en 2012. L'ancien international français Yannick Stopyra avait expédié à Giroud un coup de pied de l'âne deux jours avant l'ouverture de l'Euro dans l'Equipe : «Il a un armé long», manière de dire qu'Olivier Giroud manque de vitesse d'exécution - un comble pour un attaquant qui a, par définition, peu de temps pour déclencher sa frappe puisque la pression des adversaires sur lui est particulièrement intense.

Après la Roumanie, Giroud était au bord des larmes. Il s'exprime naturellement d'une manière un peu pédante, ce qui n'aide pas sa cote de popularité, dans le vestiaire ou en dehors. Ce côté affecté était là, mais il y avait autre chose : une charge émotionnelle inédite - le premier but de la compétition était pour lui - en même temps qu'un peu d'autodépréciation, l'attaquant des Bleus ressassant paradoxalement ses échecs devant une assemblée venue l'entendre partager sa réussite. Giroud s'accrochait à un mantra : «J'ai su inverser la tendance.» Puis : «Je ressasse moins les échecs. Intérieurement, je m'en veux toujours autant quand je rate mais j'essaie de moins l'intérioriser, ça fait partie du boulot. Je vous avouerais que c'est un travail que j'effectue depuis un certain temps.»

On confesse avoir pris la chose comme un retournement de situation digne d’une fiction hollywoodienne, et on fréquente Giroud depuis 2012. La prétention affichée est là pour cacher le reste : cette première saison en Ligue 1 à 23 ans (c’est très, très tard), durant laquelle son entraîneur René Girard avait dû s’employer pour ne pas perdre un attaquant convaincu que l’élite hexagonale était une marche trop haute pour lui, et ce procès en légitimité qui l’interpelle quoi qu’il en dise, celui-ci étant parfois instruit par des coéquipiers en équipe de France et non des moindres.

On ne sait trop comment ça se terminera pour Giroud dans un mois, des attaquants plus en vogue que lui - dont Jamie Vardy, tout frais champion d’Angleterre avec Leicester - sont une fois de plus annoncés à Arsenal mais c’est l’Euro qui compte : Giroud se comporte comme s’il y tenait le rôle d’une vie et qu’il n’y avait rien après. Selon certains, il y met des penchants sulpiciens : il a en effet avoué avoir chargé le gardien sur son but face aux Roumains, qui aurait donc dû être refusé. Pour notre part, on y a plutôt vu une tentative éperdue de s’attribuer une qualité - le vice - que les autres ne lui accordent pas, encore une.

Les larmes de Payet

Le milieu de terrain Dimitri Payet, lui, n'a jamais eu de souci de crédibilité. Mais il en a eu d'autres. A l'échelle du football, le Réunionnais est un nanti, qui porte le label international dès les sélections de jeunes et se fend d'une passe décisive dès sa première sélection à 23 ans chez les A. La part d'ombre de Payet, c'est la vie sociale : dans tous les vestiaires où il est passé, on retrouve l'écho d'une embrouille. Fabien Barthez, au crépuscule de sa carrière, s'est senti le devoir de le secouer à Nantes - «j'ai fait ça pour lui», expliquait alors le champion du monde 98. Il y a aussi sa proverbiale détestation de Mathieu Valbuena à Marseille, les deux hommes se chicanant les coups francs et Payet adoptant une posture souvent supérieure, voire méprisante, envers un joueur pourtant consacré en sélection, ce qui n'était pas le cas de Payet à l'époque. De toutes les histoires qui circulent sur son compte, on préfère celle-là : à Lille, il piquait tous les corners à Marvin Martin, pourtant habile dans l'exercice. Voyant l'ex-Sochalien plonger moralement, l'entraîneur d'alors, Rudi Garcia, réunit Martin et Payet à la fin d'un entraînement pour clarifier la situation : Martin frappera les corners désormais. Payet : «Comme vous voulez, coach.»

Le match suivant, alors qu'un corner est sifflé, Martin s'approche. Pas la peine, Payet a été le plus prompt : il frappe celui-là, puis les suivants. Garcia prendra acte : le foot est d'abord une affaire de caractère. Payet, dans l'Equipe, il y a près d'un an : «Quand j'ai envie de faire chier le monde, je sais très bien comment faire. Même si c'est un peu moins le cas maintenant, je me braque vite et je deviens sourd. Mais ce n'est pas bon pour moi ou pour l'équipe.» Les larmes de Payet après son but providentiel face aux Roumains ont bien entendu ce sens-là : le sentiment d'être revenu de nulle part et la conscience d'une héroïsation exacerbée, au fond, par la nature d'une équipe qui ne vit que d'exploits personnels, faute d'avoir les moyens d'installer une véritable supériorité collective - les Allemands ne pleurent pas en sortant du terrain, eux.

Un détail important : ces larmes sont venues juste après le but et Didier Deschamps les a vues. En organisant le remplacement de Payet dans la foulée, il a détourné tous les regards (14 millions de téléspectateurs) vers les larmes du buteur, mettant en scène son émotion et le parfum de rédemption flottant autour de lui à cet instant. Ce fut la grande affaire de cette première semaine de compétition vue depuis le camp tricolore : le trop-plein d’exaltation, ce que les joueurs montrent malgré eux, ce qu’ils parviennent à cacher, ce que Deschamps laisse filer. Pour le reste, le temps d’une semaine - un gouffre - séparant le dernier match du premier tour des Bleus dimanche face à la sélection suisse du probable huitièmede finale installe l’idée d’une compétition en deux phases : il peut encore se passer beaucoup de choses.