Une poignée de spectateurs se mêlent aux entraîneurs dans les gradins du stade Meteor de Joukovsky, à l’abri de la pluie. Sur la piste humide, les athlètes russes se préparent à participer au Mémorial des frères Znamensky, une compétition internationale. Mais cette année, à cause des sanctions qui ont frappé la Fédération d’athlétisme russe, les sportifs étrangers ne sont pas au rendez-vous. Interdits temporairement de toute compétition internationale, les athlètes russes, eux, n’ont guère plus que les compétitions domestiques pour se maintenir en forme.
Depuis novembre 2015, tous les athlètes russes sont suspendus par l'Association internationale des fédératons d’athlétisme (IAAF), à la suite d’un rapport de l’Agence mondiale antidopage (AMA) révélant un système de dopage à grande échelle chapeauté par les autorités russes. C’est aujourd’hui que l’IAAF doit se prononcer quant à la participation des Russes aux Jeux olympiques de Rio, sur fond d’un scandale qui n’en finit pas de rebondir. Récemment, il a été révélé entre autres que, rétroactivement, quatorze sportifs russes ont été testés positivement lors des JO de Pékin, en 2008, et huit autres à ceux de Londres en 2012.
A Joukovsky, l'humeur est aussi maussade que la météo. «Personne ne compte se rendre, mais c'est difficile de trouver la motivation quand tu ne sais pas pourquoi tu t'entraînes, confie la sauteuse en longueur Darya Klishina, championne d'Europe et l'un des espoirs de l'équipe russe pour les JO. Nous sommes dans l'attente.» A l'instar de tous les athlètes interrogés, elle s'indigne de l'apparent acharnement contre les Russes. «Personne ne conteste qu'il y a un problème de dopage chez nous, mais c'est un problème mondial aussi. Ce qui est vexant c'est que tous les Russes sont concernés, sans faire l'exception pour les sportifs propres. C'est mon cas. Je ne comprends pas pourquoi je dois être écartée de la compétition. Je n'ai pas envie de payer pour les fautes des autres», s'emporte-t-elle.
L’Agence antidopage russe (Rusada) a également été sanctionnée. Les couloirs et les salles du laboratoire antidopage de Moscou sont aujourd’hui déserts et silencieux. L’établissement est à l’arrêt depuis que l’AMA lui a retiré son accréditation, en novembre. Tous les échantillons sont désormais envoyés dans des laboratoires étrangers, sous la supervision de l’Agence antidopage britannique (Ukad). Depuis, les employés sont au chômage technique, mais doivent se rendre tout de même quotidiennement au travail, car ils ont du pain sur la planche : pour réhabiliter le laboratoire, il faut accomplir un minutieux processus de vérification du matériel et de la documentation, en vertu d’un protocole international, explique Marina Dikounets, la directrice par intérim. Décrivant avec maints détails les processus de collecte et d’analyse des échantillons, elle reste évasive et laconique sur le scandale qui a paralysé son activité.
La règle des trois F
Pour gérer la crise, ses retombées et surtout le processus de réhabilitation, le ministère des Sports russe a fait appel à l'agence de communication américaine Burson-Marsteller, spécialisée dans les dossiers sulfureux. Depuis quelques mois, l'agence organise des voyages de presse pour les journalistes étrangers dans le but d'amadouer l'opinion internationale et mettre en avant les efforts entrepris par la Russie pour se refaire une virginité. Une équipe de spécialistes britanniques et russes accompagne, débriefe, donne des indications aux fonctionnaires russes mais élude les questions des journalistes sur leur stratégie, résumée par un de leurs ex-collègues, Gene Grabowski, sur les ondes d'une radio américaine : les trois F – foul up, fess up, fix up – faire une connerie, cracher le morceau, réparer les dégâts. Ainsi, le ministre des Sports, Vitaly Moutko, qui aime bien décrier la partialité antirusse de l'AMA, s'est fendu il y a quelques semaines d'un article dans le Sunday Times, en admettant des «erreurs sérieuses» et en plaidant l'indulgence pour ses athlètes.
Visiblement, le mot d'ordre est surtout d'en dire le moins possible, et de ne critiquer personne. «Nous ne réfutons pas les infractions établies par l'AMA», tranche Dikounets. De quoi s'agit-il ? «Infraction au code éthique», lâche-t-elle. Impossible d'extirper la moindre précision. «Toutes les questions sont à adresser à Grigory Mikhailovitch [Rodchenkov, ndlr]. C'était un bon chef.» Elle assure n'avoir jamais accompli le moindre geste illicite. L'ex-directeur du laboratoire, Grigory Rodchenkov, aujourd'hui exilé à Los Angeles et engagé dans une campagne de dénonciation du dopage d'Etat en Russie, est quant à lui connu dans le milieu sportif russe comme un grand magouilleur. «Il a une réputation particulière. Non seulement pour son instabilité psychologique, mais également parce qu'il était au cœur d'un commerce de dopants et de résultats trafiqués», commente le journaliste sportif et expert du dopage Evgueny Slyusarenko.
Le mois dernier, Rodchenkov a révélé au New York Times le schéma et l'ampleur des manœuvres pour assurer la suprématie des sportifs russes aux JO d'hiver, à Sotchi, en 2014. Ayant lui-même élaboré un «cocktail» de stéroïdes anabolisants et d'alcool, Rodchenkov les administrait à des dizaines de sportifs. La nuit, le docteur et son équipe échangeaient ensuite les échantillons d'urine «sale» contre de l'urine «propre», récoltée des mois plus tôt, sous la supervision d'agents du FSB. Rodchenkov assure qu'une centaine d'échantillons ont ainsi été trafiqués. «Ces dernières allégations sont facilement vérifiables, raisonne Slyusarenko. Il suffit d'ouvrir les échantillons B, conservés à Lausanne et auxquels personne n'a touché. Si ces accusations sont prouvées, indéniablement, la communauté internationale aura toutes les raisons d'écarter l'équipe russe dans son ensemble des JO.»
«Calomnies d'un transfuge», ont réagi les officiels russes aux accusations de Rodchenkov. «Depuis 2012, j'ai fait tout mon possible pour coincer Rodtchenkov sur quelque chose de grave, pour le limoger, sur des bases légales», a assuré aux médias russes Natalia Jelanova, la conseillère antidopage du ministre des Sports. Lors d'une rencontre au ministère, elle préfère s'attarder sur l'ambitieux projet éducatif lancé par Rusada : cours, formations, sensibilisation au problème du dopage dans les écoles sportives, les facs de médecine, et même l'enseignement général. «Il y a des problèmes, indéniablement, dans certaines disciplines. L'Etat fait tout son possible pour les résoudre et mettre en place une politique antidopage efficace, insiste-t-elle. Aujourd'hui, nous n'intervenons absolument pas dans le processus de contrôle des sportifs, c'est l'Ukad qui gère tout le processus. C'est une manière de garantir que l'Etat russe ne se mêle de rien.»
Bouquet final
Sauf que dans le dernier épisode d’un documentaire diffusé le 9 juin par la chaîne allemande ARD, à l’origine du scandale sur le dopage organisé en Russie, Jelanova est accusée d’ingérence directe. Elle aurait entravé le travail du laboratoire et des agents de contrôle antidopage, cherché à graisser la patte de l’IAAF pour dissimuler des résultats positifs, fait pression sur l’AMA.
Et, en guise de bouquet final, l'AMA a publié mercredi un rapport dévastateur sur ses conditions de travail en Russie depuis le mois de novembre. Les agents de contrôle mandatés ont dû faire face à toute sorte d'obstacles : lapins posés par les sportifs, quand ils ne s'enfuyaient pas en douce du stade, intimidation par le FSB et menaces d'expulsion du pays, interdiction ou difficulté d'entrer dans des villes de garnison où les athlètes se prétendaient domiciliés… Une athlète a même essayé de tricher en utilisant «un récipient dissimulé dans son corps (contenant probablement de l'urine propre)», avant de tenter de soudoyer le contrôleur, pour finalement se faire tester positivement. Selon le rapport, 736 contrôles antidopage n'ont pu être menés par l'Ukad, contre 455 qui ont été réalisés. En outre, des laboratoires accrédités par l'AMA, chargés d'analyser les échantillons prélevés en Russie, «ont constaté que les boîtes d'expédition les contenant avaient été ouvertes par les douanes russes».
Autant de révélations qui semblent indiquer que la Russie n’a pas utilisé à bon escient les quelques mois qui lui ont été accordés pour faire preuve de bonne volonté. Et préserver ses chances de voir Rio cet été.