Privée de ses stars blessées (Verratti, Marchisio, Montolivo), en préretraite outre-Atlantique (Pirlo, Giovinco) ou perdues pour la raison des hommes (Balotelli), l’Italie s’est présentée à l’Euro comme une édentée à un concours de beauté, la figure humble, la tête basse, désignée à la figuration. Ou du moins est-ce là toutes les promesses de papier que la majorité des observateurs voulaient lui concéder. Or, si l’on en trouve encore certains pour émettre des doutes sur le potentiel créatif de ses individualités en déficit de flamboyance, nul ne peut contester qu’au strict plan de l’expression tactique, sa première prestation fut la plus accomplie du début d’Euro. La démonstration de force infligée lundi au tarif de 2-0 à la Belgique, sa maîtrise du tempo, la fulgurance fluide de ses percées et, surtout, la compacité d’une organisation qui prend sans cesse le jeu adverse au piège de sa nasse auront claironné ce rappel : gagner une grande compétition internationale est souvent moins affaire de flashants éclats offensifs que de cohésion d’un indivisible collectif. Qui a vu triompher en 2004 les seconds couteaux grecs a payé cher de son ennui pour s’en souvenir.
Aux fondations de l’assise italienne, il y a le génie de stratège du sélectionneur Antonio Conte, mais surtout le travail initié par celui-ci à la tête de la Juventus de Turin de 2011 à 2014. Alors que le club revenait d’un enfer sportif et judiciaire, le coach en restaura la suprématie, imprimant à l’équipe, à force de très convulsives gueulantes, une discipline, une étanchéité et une rage de vaincre qui font sa marque. Tout comme son schéma tactique à rebours de la plupart des usages en vigueur, un 3-5-2 aux trois défenseurs axiaux en liberté.
Qui joue encore comme ça ? Au très haut niveau, plus personne ou presque. Pour soutenir l'exigence d'un tel système, il faut se prévaloir, comme la Juve de Conte et désormais sa sélection italienne (avec la même base de joueurs clés), d'une rigueur, d'une complémentarité, d'une obéissance à la méthode qui ne sauraient se rendre infaillibles qu'à la force d'années d'obstination commune. Trois hommes incarnent le plus exactement cette œuvre de maître. Ils forment ledit trio de remparts postés devant l'immarcescible gardien Gianluigi Buffon, leur coéquipier en club : Andrea Barzagli, Leonardo Bonucci, Giorgio Chiellini. D'années, ils en ont déjà passées cinq côte à côte à écœurer les attaquants adverses de leur maîtrise teintée de vice, et collecter sans frémir autant de titres de champion. Si leur Italie ne fait, paraît-il, plus peur à l'Europe, ils le lui rendent bien. J.G.
Chiellini, le «Gorille»
Selon le point de vue adopté (tifoso enamouré, adversaire malmené, arbitre abusé), on peut projeter sur les traits de gargouille de Giorgio Chiellini, 31 ans, l’image du bon, de la brute ou du truand. A défaut de trancher lui-même, il a fait sien son surnom le plus affectueux («le Gorille»), que l’on trouve également décliné en appli ludique inspirée de ses faits de gloire, destinée à une communauté de fans qui excède vastement le périmètre des supporteurs turinois.
Cela, malgré l’indécrottable aura de molosse que Chiellini se traîne, rugueuse, cogneuse, truqueuse, dont les talents ne s’épanouissent que sur le fil de la règle, entre les marges d’erreur et d’appréciation de l’arbitrage. Un dévouement éperdu à la cause de l’équipe le conduit à se salir les mains plus qu’à son tour, en expert de la «faute tactique», qui coupe court à l’offensive adverse sans lui valoir l’expulsion. Quitte, la saison dernière en Ligue des champions, à saisir le ballon à pleine pogne alors qu’une attaque de Monaco filait vers son but et que lui se trouvait à terre - un peu de l’amère élimination monégasque se sera jouée là.
Chiellini a de qui tenir : en sélection, il a relayé Materazzi, l’homme qui vrilla, en 2006, la tournure de l’ultime match de la carrière de Zidane - accessoirement une finale de Coupe du monde. Ce qu’en pensent les caméras, à qui, a priori, rien n’échappe de ses méfaits glissés entre deux tacles au rasoir ? Chiellini sait en jouer : gorille, oui, mais un gorille souriant, enjôleur, qui s’emploie sur le terrain à habiller la rouerie d’ingénuité, et au dehors à maquiller le tout d’autodérision. Malgré l’aise extrême qu’il manifeste depuis douze ans sous le maillot de la Juve, il ne s’éternisera peut-être pas dans le foot une fois les crampons raccrochés. Il détient pour l’avenir un master d’économie et quelques investissements immobiliers - aux dernières nouvelles, son coéquipier de sélection Ciro Immobile, qui joue pour le club turinois rival, était son locataire (les affaires sont les affaires).
Son sport perdrait avec lui l'une des ses plus troubles figures : un faux monstre et faux gentil indiscernablement partagé entre la lutte à mort et la vaste blague, capable de coupler pareille culture de la gagne, soucieuse d'aucune morale sinon celle des vainqueurs, avec le semblant de la plus sauvage innocence. J.G.
Barzagli, le «Rocher»
Il a tout connu des bas-fonds (de la 5e à la 2e division) et les aléas ont forgé son caractère. A 35 ans, le vétéran du trio, Andrea Barzagli, reste, par son sens de l'anticipation, son âpreté et ses qualités mentales, un indiscutable de la Juve comme de la Nazionale.
Sa carrière internationale fut pourtant jalonnée de mésaventures. Au Mondial 2006, «La Roccia» («le Rocher», son surnom) ne participe qu'à un match et demi. Deux ans plus tard, le bilan n'est guère plus reluisant. Titularisé lors du premier match à l'Euro 2008 face aux Pays-Bas, le Toscan (comme Chiellini) est dépassé sur chaque assaut oranje. Le Rocher est submergé. La squadra s'éloigne.
Le colosse file à Wolfsburg cet été-là. Passé un titre surprise de champion d’Allemagne, l’expérience s’abîme. En janvier 2011, l’entraîneur de la Juve Luigi Delneri, qui l’a connu à Palerme, suggère son recrutement par Turin pour une misère. Il faudra six mois de rodage et l’arrivée de Conte pour qu’il s’y épanouisse, au point de retrouver la sélection.
Simone Rovera, correspondant de Tuttosport et Sky Italia en France, précise : «Il a une tranquillité phénoménale et un état d'esprit irréprochable. S'il doit rester sur le banc, il le fera. Et il permet à Bonucci de prendre des risques. Si tu rates une passe, tu sais que Barzagli va rattraper le coup. Buffon, qui a joué avec Thuram, Cannavaro et Nesta, le considère comme l'un des meilleurs défenseurs qu'il ait connus.» L'intéressé dément avec l'humilité que lui prêtent ceux qui le connaissent : «Je ne me sens pas comme cela, et ne me suis jamais senti le plus fort.» La marque des grands. L.-A.L.
Bonucci, le «Soldat»
(Photo Imago)
Andrea Pirlo parti trottiner sur les terrains américains, la Juventus et l'Italie perdaient l'an dernier leur architecte. Ce qui aura permis à un autre bâtisseur de se révéler au poste inattendu de défenseur central, en la personne de Leonardo Bonucci, né en 1987. Sa propension à secréter l'opportunité offensive par ses relances en fait l'un des défenseurs les plus complets d'Europe, une entreprise de recyclage à lui seul, sachant convertir les opérations adverses pulvérisées par ses comparses en un danger aussitôt propulsé à l'autre extrémité du terrain - c'est sa vision du jeu qui perfora ainsi les lignes belges sur le premier but lundi. De là, la révérence de Pep Guardiola qui voit en lui «l'un de [ses] joueurs préférés de l'histoire».
S'il fut longtemps inconstant, son intelligence des espaces égale désormais son flegme dans l'action défensive, patiemment aiguisé sous la houlette d'Antonio Conte. Une manière de gourou dont il se vit comme «le soldat», alors même que son caractère hors terrain lui vaut une image publique moins maîtrisée ou unanime qu'il ne voudrait - d'aucuns, qui croient le connaître bien, le disent trop sincère, d'autres un peu idiot, les cyniques avanceront que c'est là la même chose. Le scepticisme suscité par son coûteux transfert à la Juve en 2010 n'apparaît qu'un menu écueil parmi tant d'autres renversés à la force d'une volonté d'airain que louent tous ses entraîneurs. Une puissance à la fois motrice et régulatrice de ses tremblements d'humeurs, endurcie d'abord d'un parcours sportif plusieurs fois miraculé - mauvais syndrome articulaire surmonté enfant ; débuts avortés à l'Inter Milan qui, faute d'avoir décelé son potentiel, le laissera filer -, puis, sculptée à la dure, depuis ses vingt ans, par le préparateur mental Alberto Ferrarini, pas peu fier de sa pédagogie : «Je l'enfermais dans une cave, l'insultais. S'il répondait, je lui assénais des coups de poing. Il s'agissait de surpasser les jugements négatifs et les sifflets.»
A Turin, en 2012, alors qu'il sortait de chez un concessionnaire Ferrari avec femme et enfant, un type lui braqua un flingue sous le nez, semble-t-il pour lui soutirer sa montre. Que l'on devine chère. Mais sans doute pas au point d'étayer seule la réaction de Bonucci, lequel aurait collé une droite à son agresseur avant de le courser tandis que celui-ci détalait à moto. Qui croira, à cet aune, que barrer la route d'Ibrahimovic vendredi saurait l'inquiéter ? J.G.