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Griezmann : patron minet

Sous ses airs de gendre idéal et petit chose, l’attaquant vedette des Bleus, qui affrontent l’Islande en quart dimanche, se révèle en réalité un leader sûr de sa force.
Antoine Griezmann, après son premier but, à Lyon dimanche, face à l’Irlande. (Photo Jonathan Brady. PA Images. Icon Sport)
publié le 30 juin 2016 à 19h21

Les prestations médiatiques des joueurs tricolores étant des pièces de théâtre, avec rôle appris par cœur et masque(s) de rigueur, elles sont désormais comprises comme telles par les journalistes. Le commentaire précédant toujours l'indispensable exégèse à la sortie de l'auditorium de Clairefontaine : «Il a été pro», «Je l'ai senti mal à l'aise au début mais ensuite, ça s'est arrangé», «Il n'en avait rien à foutre»… Antoine Griezmann s'est présenté devant les micros lundi face à une audience clairsemée, la plupart des suiveurs n'étant pas rentrés dans les temps de Lyon, où le gamin (25 ans) avait qualifié les Bleus, la veille, à lui seul en inscrivant les deux buts contre la sélection irlandaise. Dommage pour les absents : l'instant était rare sur bien des plans. Déjà, Griezmann parle très, très peu. Il traverse les zones mixtes - dévolues aux échanges entre les joueurs et les journalistes après les matchs - sans dire un mot, profitant des logorrhées d'un Patrice Evra ou d'un Blaise Matuidi pour filer dans leur dos, sans un regard pour les reporteurs qui lui mendient quelques phrases.

On croit comprendre que le Mâconnais tient la presse pour génératrice d'embrouilles, ce qui ne le distingue en rien dans le vestiaire tricolore. Lundi, après-coup, les présents l'ont trouvé «à l'aise», «clair». Pour notre part, on a commencé par ressentir un grand décalage cosmique : fraîche comme la rosée et tirée à quatre épingles, la mascotte brésilienne de 2014 qu'on exhibait pour faire contrepoint à son concurrent au poste, Franck Ribéry - son passé canaille, sa barbe de mystique russe -, a disparu. A sa place, on a vu un type suffisamment sûr de lui pour revendiquer (il est le premier à la faire dans cet Euro) un aménagement tactique autour de sa personne, parlant comme tout le monde («fait chier», «bouger le cul», «je m'en fous») et s'autorisant d'étranges sorties personnelles dans un contexte où donner des prises aux journalistes revient peu ou prou à un aveu de faiblesse.

Perturbations

Sur cette assurance nouvelle, gagnée au fil de ses exploits en Ligue des champions avec l'Atlético Madrid du très rigoureux entraîneur Diego Simeone depuis deux saisons : «J'ai progressé, nettement. Les premières fois, je regardais les autres avec de grands yeux. Là, on se connaît mieux. J'apporte un plus. C'est en jouant les grands matchs que tu t'améliores, que le sang-froid vient de plus en plus vite.» Sur son statut présumé de leader offensif tricolore, où il faut remarquer qu'il aborde la question sous l'angle d'éventuelles perturbations psychologiques : «Le leader, pour moi, c'est tout le groupe. On parle aussi de moi comme d'un leader à l'Atlético Madrid : j'ai mis 32 buts cette saison, on a disputé une finale de Ligue des champions, c'est la preuve que ce statut ne me pèse pas trop. Après, sur le terrain, ça peut m'aider aussi», manière de dire qu'un coach peut opérer prioritairement en fonction de ses qualités. Sur son jeu de tête, exceptionnel pour un joueur de 1,75 m : «Vers 8 ans, j'allais voir jouer l'équipe de Mâcon, et on profitait de la mi-temps pour se mettre tous devant le but pour reprendre des centres. Mon jeu de tête vient de là. Mais je le retravaille ici.»

En trois semaines, c'est la seule fois que la notion de plaisir s'est invitée dans le discours d'un joueur. Il y a quelque chose à comprendre : Griezmann est espagnol. Certaines tournures le trahissent : «le même soir» plutôt que «le soir même», par exemple. Recalé par les centres de formations hexagonaux, il fut exfiltré à Saint-Sébastien au Pays basque dès 13 ans par Eric Olhats, propulsé «découvreur», qui devint avec le temps une sorte de père de substitution : la famille du joueur étant restée à Mâcon, la vie d'Antoine Griezmann fut rythmée par les coups de fil quotidiens et les vols Biarritz-Lyon, avec l'ado en larmes dans la voiture familiale qui le ramène à l'aéroport Saint-Exupéry concluant chaque retour en Saône-et-Loire.

Sa sœur Maud a raconté ces instants-là dans l'Equipe : «Pendant ce trajet d'une heure qu'il faisait toujours avec mon père, il n'était pas bien, il pleurait en comprenant qu'il ne nous reverrait pas de sitôt. Les gens ne réalisent pas à quel point c'était dur pour nous et pour lui.» Cette émotion sincère ouvre une fausse piste : un joueur tout en qualité technique rejeté par un système français friand de grands costauds, puis contraint à l'exil dans une Espagne qui magnifie les manieurs de ballon. Antoine Griezmann n'a jamais joué cette note-là, ignorant au juste ce qu'on lui reprochait. Dans les faits, les grands costauds sont parfois recalés comme les autres, le fait de savoir dès 13 ans ce qu'un joueur aura sous le capot à 22 relève de la divination. L'échec, voire l'expatriation, a pu construire l'intéressé différemment, dans le sens d'une plus grande endurance mentale par exemple.

C’est souvent le piège avec Griezmann : on le voit comme on voudrait le voir. Sa virée nocturne avec les Espoirs - une bringue improvisée sur les Champs-Elysées lors d’un stage au Havre en octobre 2012, qui lui vaudra plus d’un an de suspension dans les équipes nationales - est ainsi passée par pertes et profits, entre le parcours initiatique et l’erreur de jeunesse. C’est plus subtil. Lundi, on a constamment eu l’impression que Griezmann récitait quelque chose : ça dit l’homme de système, ou plutôt celui qui ne s’épanouit qu’à l’intérieur d’un cadre, même s’il en pousse les bords au fur et à mesure de sa progression sportive.

«C’est un danseur»

Griezmann l’a compris. Sa sœur est devenue son attachée de presse après avoir pris soin de décrocher une licence de relations publiques pour répondre à la demande de son cadet. Celui-ci a prolongé lundi son bail à l’Atlético, ce qui traduit ce besoin de stabilité indépendamment de la signification réelle des contrats du foot. Aux dernières nouvelles, Olhats, dont les relations avec la famille ont parfois été fraîches, était toujours très proche du joueur : ses conseils n’ont pourtant pas toujours fait mouche, le contrat signé en 2014 avec le club madrilène, d’un montant très inférieur aux prix du marché, ayant constitué un sujet de plaisanterie récurrent dans le milieu.

La virée d’octobre 2012 a dit la limite : sorti d’un club basque (la Real Sociedad) qui le couvait depuis dix ans, le joueur a actionné la soupape de sécurité quand il s’est retrouvé en sélection Espoirs et s’est mis en danger, un storytelling infantilisant l’ayant par la suite transformé en suiveur de l’âme damnée Yann M’Vila.

Didier Deschamps avait pareillement trouvé à redire en septembre 2014, quand il avait retrouvé un joueur d’autant moins concerné qu’il en bavait pour faire son trou à Madrid : Griezmann revenait chez les Bleus comme s’il s’offrait une permission. Ça dit la jeunesse, le besoin de décompresser aussi.

Paul Pogba a envoyé dans le mensuel So Foot : «Faut savoir un truc… Griezmann, je vais le dénoncer ! Le mec que vous voyez devant les caméras, ce n'est pas le vrai ! Parce que lui, c'est un fou, il aime les musiques africaines, c'est un danseur, il danse sur tout, il est reggaeton [un style syncrétique, mélange de reggae et de styles latino comme la salsa, le merengue ou encore le hip-hop, ndlr] Grizou !»

Mariole aussi : les Vine (ces petites séquences vidéos de six secondes destinées à tourner sur le Net) et les témoignages de ses voisins de vestiaires disent que le tout frais père de famille n’est jamais loin de l’endroit où ça rigole. Voilà pour le vrai visage de la figure de prou angélique des Bleus. Comme pour tous les malentendus, ça durera ce que ça durera.