Tout le monde ou presque, depuis le début de cet Euro, s'accorde à trouver l'Islandais infiniment sympathique. Pensez-vous, un caillou nordique aux caprices climatiques et sols basaltiques à peine plus propices à la pratique du football qu'un marais poitevin ou une dune saharienne un jour de gros vent; un pays aussi peu peuplé que la Corse (330 000 habitants) et doté d'une centaine de joueurs pro à peine, parmi lesquels il aura fallu en dénicher 23, appelés à porter le maillot bleu des «Strákarnir okkar» («Nos gars»). Sans compter que cette tâche de faiseurs de miracles revient à un incongru tandem de sélectionneurs, l'un (l'expérimenté coach suédois Lars Lagerbäck) diplômé de sciences politiques et dépourvu de pedigree professionnel sur le terrain, l'autre (le Dr Heimir Hallgrimsson) dentiste à mi-temps, ce qui ne gâche rien du pittoresque de la carte postale.
Qu'à l'occasion de sa première participation à une phase finale de compétition internationale, et au regard de ces handicaps, une telle équipe se présente gaillardement en quarts de finale, avec ses airs de joyeuse horde de simili-hipsters vikingoïdes, et ce après avoir successivement mis en échec le Portugal et fessé les Anglais, tout cela, vraiment, présente un charme fou. Surtout en France, où l'on chérit un peu plus qu'ailleurs l'improbable triomphe sur l'ogre des supposés Petit Poucet.
Certes pas au point, souvent, de considérer dans le détail les individualités méritantes qui composent cette sélection, dont on ne fait guère ici l’effort de retenir les noms sans qu’un filet de condescendance béotienne monte aux lèvres (voir les blagues grasses de plateau télé sur les patronymes en «-sson», dignes des recueils de saillies les plus nuisibles à l’amitié et la compréhension entre les peuples de feu Thierry Roland). Or, à trop se gausser ou s’attendrir du prodigieux parcours accompli, comme s’il ne s’agissait là que d’un mirage aussi enjôleur qu’aberrant et voué à se dissiper sans tarder, on en viendrait presque à oublier que ces joueurs aux noms vraiment trop mignons se présenteront dimanche sur le terrain avec quelques armes pour couper court à l’épopée tricolore lors de son Euro à domicile. Et qu’ils ont su, jusqu’alors, donner corps et moyens à des ambitions que nul, pas même eux, n’osait leur prêter.
Quoi qu'en disent les chantres hautains du «Soyons sérieux…» et autres analystes rivés à une idée du beau en football qui ne saurait rimer qu'avec l'intraitable confiscation du ballon, on ne voit guère que l'Italie ou l'Allemagne pour avoir accompli, depuis le début de la compétition, plus implacable démonstration de force tactique que celle de ces Nordiques - sans jamais que celle-ci ne se pare pour autant des atours voyants d'une révolution. Certes, ceux-ci passent le plus clair de leurs matchs à défendre très bas et en bloc, avec une application de bêtes dressées. Mais, dès lors que la faille se fait jour, les mêmes chargent en nombre, sans plus de calcul que de ruée désordonnée.
Sous la caricature facile d’un football fruste exercé par des bûcherons disciplinés, prêts tantôt à mourir devant leur but, tantôt à sprinter droit vers la cage adverse, le jeu de cette Islande déroute les grilles paresseuses de déchiffrement. Sans doute parce que le système auquel il s’adosse ne paraît en rien s’imposer à ses joueurs. Et plutôt que de se fonder sur un idéal besogneux d’applicabilité sans génie par le premier valeureux bourrin venu, on gagerait qu’il fut ouvragé patiemment, au gré d’un inventaire clinique des singularités et des talents à disposition. Ces propriétés idiosyncratiques qui font qu’une touche longue peut receler plus de menace pour le but adverse qu’un penalty mal tiré, et qu’en définitive aucun joueur ne vaut tout à fait un autre - justifiant qu’au fil des matchs, le onze islandais demeure inchangé, quand un Didier Deschamps, dans une semblable quête du sur-mesure, creuse encore.
Profils de quelques-uns des éléments les plus remarquables d’une équipe arrivée dans la compétition drapée d’un dossard de victime officielle, qui se présentera pourtant dimanche, face à la France, avec la férocité du bourreau n’ayant à y perdre qu’un appétit qui croît en gagnant.
Gylfi Sigurdsson, poumon : du jeu en milieu dangereux
Longtemps il aura fallu s’appeler Gudjohnsen pour être star au sein du football islandais. Il y eu d’abord Arnor, buteur d’Anderlecht au tournant des années 90. Puis son fils Eidur, suffisamment précoce pour remplacer son propre père à la mi-temps d’un match, un soir de 1996. Mitrailleur virtuose à Chelsea puis joker du Barça, il aura depuis enquillé les clubs, de Monaco à Shijiazhuang Yongchang, avec une fortune inégale. A 37 ans, il fait figure de totem, mémoire et légende en short, un record de 26 buts en 87 sélections en bandoulière, désormais cantonné à la contemplation depuis le banc du règne de Gylfi Sigurdsson sur les destinées nationales. A 30 ans, celui-ci s’est imposé en valeur sûre en Premier League et joueur le mieux coté de la sélection, couvé ado à Reading, puis révélé en perforateur de défense et régulateur de grande classe à Hoffenheim et Swansea. Leicester, récent champion d’Angleterre, le suivrait ces jours-ci du regard, chéquier en main. Mais si son aisance balle au pied, l’acuité de sa distribution du jeu et sa spontanéité de frappe auront trouvé à s’illustrer, il ne semble guère plus travaillé que la plupart des stars de cet Euro par le souci de porter seul sur son dos son équipe et la responsabilité d’être brillant et décisif pour onze. Qu’importe, puisque chacun des six buts plantés par l’Islande en quatre matchs est le fait d’un joueur différent. Et l’ouvrage discret de Gylfi Sigurdsson est loin d’être étranger à ce que, d’un poste à l’autre, le danger circule en toute liberté.
Aron Gunnarsson, sentinelle : de la touche islandaise
Si la défense à quatre de la sélection s’attire tous les honneurs pour sa constance et son dévouement dans l’endiguement des charges d’adversaires à qui l’Islande concède très généreusement la possession du ballon (abandonné 65 % du temps à l’équipe d’en face, record d’Europe), le secteur le plus crucial de l’équipe se niche sans doute au milieu du terrain, dans la ligne tantôt arc-boutée en premiers récifs, tantôt prête à jaillir vers l’avant en jeu à trois. Soit les courses incessantes d’un poteau de corner à l’autre des ailiers Bjarnasson (surnommé «Thor» du fait des largesses de son coiffeur, et récent champion de Suisse avec le FC Bâle) et Gudmunsson (formé ado à Chelsea et Fulham et aujourd’hui à Charlton, via son île le temps d’une crise de mal du pays). Mais surtout, au cœur du jeu, la paire que forment le leader technique de la sélection, Gylfi Sigurdsson (lire ci-contre), et le capitaine Aron Gunnarsson, bombardé mascotte officieuse pour son allure très tatouée de barista du fond des bois.
Par-delà ses mérites de récupérateur, le jeu de bras du joueur de Cardiff City (en deuxième division anglaise) fait figure de botte secrète par son habileté d’ex-handballeur (le sport co roi en Islande et dans sa famille, jusqu’à ce que le foot prenne le dessus depuis une quinzaine d’années). Et ainsi, la plus anodine touche, placée entre ses doigts, peut-elle se convertir en péril porté sur le gardien adverse, par la seule grâce d’une déviation mûrie à l’entraînement : deux des six buts marqués par l’Islande depuis le début du tournoi viennent d’une torpille cousue main par Gunnarsson. Les Anglais étaient pourtant prévenus, ils n’en ont rien su faire. A la défense des Bleus d’inventer la parade.
Hannes Halldorsson, gardien : de l’Eurovision à l’Euro
A l'issue du match contre l'Angleterre, Hannes Thor Halldorsson n'en revenait pas : «Je suis sans voix, je ressens des émotions que je ne connaissais pas, je cherche encore à comprendre comment cela peut bien être réel !» Rarement franchi lors des qualifications, le rempart le plus sollicité du tournoi constitue aussi un invraisemblable pont entre l'Euro de football et celui de la chanson. Réalisateur de métier, à la filmographie composée surtout de publicités et de clips musicaux, il avait signé celui, très chargé en violons, chorégraphies pour nuages et flocons, que présenta son pays à l'Eurovision 2012 (vingtième place à la clé). Ce n'est que deux ans plus tard, la trentaine atteinte, qu'il passa joueur pro à la faveur de son éclosion en équipe nationale et d'un transfert en Norvège. Géant timide, à l'aura sur le terrain d'humilité placide, comme froissée par un sempiternel air de gêne ou d'inhibition à se trouver là, il aura pourtant fait l'étalage de son imperméabilité très sûre dès son entrée dans la compétition, à la grande exaspération des snipers stars portugais. Avec, ce soir-là, pas moins de huit arrêts (nul autre gardien n'a fait mieux en un match de l'Euro) dont une spectaculaire parade du genou face à Nani. De quoi peut-être donner enfin, à 32 ans, une autre envergure à sa carrière, et éveiller quelques appétits prestigieux - tel son partenaire en sélection Ragnar Sigurdsson, défenseur trentenaire et sans gloire du championnat russe, soudain dragué par les sirènes de la Premier League pour avoir survolé le huitième de finale contre l'Angleterre. A moins qu'il ne soit déjà un peu tard ? N'insultons pas l'avenir : il faut n'avoir pas vu les Islandais renverser les présages moqueurs pour le croire.