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Libération
Reportage

Coutances attend ses «forçats»

Dans la ville où, selon la légende, Albert Londres aurait inventé la célèbre expression, les habitués du bar Au Bon Coin s’apprêtent à fêter le passage du Tour.
Les coureurs de la formation Tinkoff à l'entraînement à Coutances (Manche), vendredi, à la veille du départ du Tour. (Photo Juan Medina. Reuters)
publié le 1er juillet 2016 à 20h01

Il y a d'abord eu l'arrivée des coureurs à bord de Jeep lors de la cérémonie de présentation des 198 concurrents, jeudi, à Sainte-Mère-Eglise (Manche). Il y aura le probable sprint de la première étape devant une des cinq plages du Débarquement du 6 juin 1944, ce samedi à Utah Beach. Puis, dimanche, le départ de Saint-Lô, «la capitale des ruines», rasée par l'aviation américaine à l'été 1944. Le jour même, au niveau du kilomètre 64, la petite histoire succédera à la grande lorsque le peloton entrera dans Coutances, localité manchote de 9 000 habitants. C'est là, on vous le serinera sûrement à l'envi ce week-end, que serait né le mythe des «forçats de la route» sous la plume d'Albert Londres, un 27 juin 1924.

«Nous étions à Granville et six heures sonnaient […], écrit le journaliste dans le Petit Parisien. La nouvelle parvint : les Pélissier ont abandonné. Nous retournons à la Renault et, sans pitié pour les pneus, remontons sur Cherbourg. Les Pélissier valent bien un train de pneus…» Arrivé à Coutances, Londres découvre les frères Henri et Francis Pélissier, ainsi qu'un troisième comparse, Maurice Ville, attablés au café de la gare. Mettant d'abord leur abandon sur le compte d'une sombre histoire de bisbille réglementaire au sujet d'un maillot, les frères Pélissier - opposés au patron du Tour Henri Desgranges - finissent par lâcher le morceau. Cette course, c'est un «calvaire», dit Henri, sûrement rebuté par l'étape du jour, près de 430 bornes qui devaient mener le peloton vers Brest. L'aîné de la fratrie poursuit : «Voulez-vous voir comment nous marchons ? […] Ça, c'est de la cocaïne pour les yeux, ça, c'est du chloroforme pour les gencives. […] Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules.» Francis conclut : «Nous marchons à la dynamite.» Le mythe est né, et peu importe si l'article de Londres ne fait jamais mention de «forçats», mais de «martyrs».

«Baby-foot». La difficulté de l'épreuve, ainsi mise en scène par le journaliste, ne la rend que plus unique pour les organisateurs et les spectateurs. L'expression des «forçats de la route» serait en fait née une vingtaine d'années plus tôt, dans un article du journaliste Maurice Genin.

Du côté de Coutances, le café-hôtel de la gare n'est plus. «On allait y jouer au baby-foot, se souvient Daniel, le patron d'Au bon coin, un rade posé sur le coteau d'en face. C'était un endroit sympa, on trouvait des clopes quand tout était fermé ailleurs.» C'est d'abord l'hôtel qui a fermé, faute de clientèle, avant d'être squatté. L'ensemble a été rasé à la fin des années 90. Ne reste plus qu'une gare standard, avec ses annonces préenregistrées et ses bornes automatiques de couleur jaune.

Derrière son zinc, Daniel ne se souvient pas du récit d'Albert Londres, mais avoue son admiration pour les cyclistes du Tour, pharmacopée ou non. «Il faut le faire ! Parce que moi, la côte juste derrière, même avec une bonne dose d'EPO, je ne suis pas sûr de la grimper !» Les clients, ballon de blanc ou demi de blonde à la main, approuvent. Et les voilà en train de débattre de la bosse du «Vieux Coutances», «très étroite», qu'emprunteront les coureurs dimanche.

Entrecôtes. Cette zone, celle qui est «restée debout après les bombardements de 1944», c'est le quartier historique où les teinturiers et autres artisans traditionnels exerçaient dans le temps. Au comptoir, un type dit redouter les chutes au niveau du rond-point situé en contrebas, surtout en cas de pluie. Une hypothèse météorologique fort probable, alors qu'il est récemment tombé 75 millimètres de flotte en deux jours. Qu'importe, le Tour de France, dit Daniel, c'est «une belle fête». Dimanche, s'il ne peut pas faire griller ses entrecôtes dans l'arrière-cour, il accueillera les curieux du Tour «en indoor». A la télé, il espère bien voir passer «Tonton François» (le président Hollande) et «Tonton Bernard» (Cazeneuve, le ministre de l'Intérieur, et régional de l'étape, en tant qu'ancien maire de Cherbourg). Des forçats eux aussi, à leur manière.