Menu
Libération
Décryptage

Six bâtons dans les roues du Tour

Sera-t-il enfin question de sport cette année sur la Grande Boucle ? Pas si sûr, vu les menaces et polémiques qui agitent le peloton avant le départ de ce samedi.
Chris Froome devant le Mont-Saint-Michel lors d’un contre-la-montre en 2013. C’est là que le départ de l’édition 2016 sera donné ce samedi. (Photo Joël Saget .  AFP)
publié le 1er juillet 2016 à 19h41

La seringue, énorme, est plantée dans le dos d'un coureur anonyme. En lettres d'or, l'inscription «Vive le Tour». Cette fresque, aperçue sur la devanture du local d'une infirmière de Donville-les-Bains (Manche), à quelques kilomètres du Mont-Saint-Michel, d'où les 198 coureurs de la 103e Grande Boucle prennent leur élan ce samedi, intervient comme un rappel ironique. Si l'état sanitaire du peloton s'est amélioré depuis une dizaine d'années, les souvenirs ont la vie dure. La diffusion en début de semaine d'un reportage de Cash Investigation sur les affaires de Bernard Sainz, alias le «docteur Mabuse», est venue alourdir l'atmosphère. C'est dans ce contexte que Chris Froome, le Britannique de la Sky tenant du titre, et ses adversaires s'élancent pour deux jours de pérégrinations en Normandie, avant de s'enfiler un parcours très escarpé durant trois semaines. Les sources d'inquiétudes ne manquent pas. De la rumeur de vélos motorisés aux craintes d'attentats, Libé fait le point sur les dossiers chauds de cette édition au cours de laquelle on parlera de vélo, mais aussi de…

1/Un Moteur pour en garder sous la pédale

C’était une rumeur, presque un fantasme, depuis les démonstrations implacables du Suisse Fabian Cancellara lors de la campagne de classiques 2010. Mais c’est devenu une réalité en janvier, lorsqu’un moteur a été détecté dans le vélo d’une participante aux championnats du monde juniors de cyclo-cross. Oui, le «dopage technologique» existe et vient s’ajouter aux fléaux du vélo. L’Union cycliste internationale (UCI), qui a longtemps douté de l’existence des moteurs, a perfectionné son système de contrôles, passant d’un gros scanner inefficace à un détecteur magnétique. La méthode ne convainc toujours pas, surtout que la triche ne consisterait plus en un moteur caché dans le cadre mais en un mécanisme dans la roue arrière. Pour rassurer le public, l’UCI et l’Agence française de lutte antidopage emploieront les grands moyens sur le Tour. Pour la première fois, des caméras thermiques seront utilisées au bord des routes, depuis une moto ou un hélicoptère. Elles permettent de détecter les sources de chaleur, donc de potentiels moteurs. Un dispositif sérieux qui, s’il venait à repérer un tricheur, ne manquerait pas de déclencher un énième scandale.

2/Suspicion permanente : malheur aux leaders

Tour 2015, première étape de montagne, arrivée au sommet de La Pierre Saint-Martin. Froome, déjà en jaune, relègue son premier adversaire (Nairo Quintana) à plus d’une minute. Une flopée de critiques s’abattent sur le Britannique : c’est trop gros, trop fort, trop suspect. Il est forcément dopé. Etonnamment, le double vainqueur (2007-2009) du Tour, Alberto Contador, contrôlé positif au Clenbutérol sur l’édition 2010 et passé par toutes les équipes sulfureuses possible, jouit d’une grande cote de sympathie depuis qu’il anime la Grande Boucle sans parvenir à la remporter. Et l’image de Quintana apparaît sans tache auprès du public, dans la lignée des «petits» grimpeurs colombiens et ce, alors que ses performances en montagne dépassent celles de Chris Froome en 2015… Malheur au coureur qui s’empare du maillot jaune final. On n’a plus le droit, aujourd’hui, de gagner le Tour de France. Car être meilleur que les autres sur cette course, c’est endosser l’héritage des années EPO, de Bjarne Riis, de Floyd Landis et, évidemment, de Lance Armstrong : c’est être un tricheur. Ce Tour de France 2016 aura aussi le droit, immanquablement, à son indignation collective si prévisible à la première démonstration venue en montagne. Froome pourrait s’adapter et limiter les tours de force, comme sur le récent Critérium du Dauphiné, début juin, où il a placé ses accélérations le plus près possible de l’arrivée.

3/Les motos des suiveurs dans le viseur

Un décès, au moins deux blessés graves. La liste des coureurs victimes d'accident en course bat tous les records en 2016. Que ce soit pour le Belge Antoine Demoitié, renversé par une moto sur la classique Gand-Wevelgem, ou pour le Belge Stig Broeckx et le Sud-Africain Keagan Girdlestone, grièvement blessés, les regards se sont tournés vers les véhicules circulant au milieu des coureurs. Motos de l'organisation, de la presse, voitures des directeurs sportifs et des invités, le dispositif semble parfois démesuré. Sur le Tour 2016, une cinquantaine de motos seront de la partie, explique Thierry Gouvenou, directeur technique d'Amaury Sport Organisation (ASO), qui gère l'épreuve. «C'est un nombre en dessous duquel on peut difficilement descendre», précise-t-il. A titre d'exemple, 25 deux-roues de la garde républicaine sont mobilisés, 14 pour les médias (deux de moins que l'an passé). Si Gouvenou affirme que le niveau de formation des pilotes est plus élevé sur le Tour que sur de nombreuses épreuves, il reconnaît que la question de la sécurité demeure «inquiétante».«On essaie d'y penser le moins possible, mais les faits sont là», souligne Jérémy Roy, membre de l'équipe FDJ, qui regrette la réponse «insuffisante» des instances. Pour l'heure, aucune mesure sérieuse n'a été prise par l'UCI. Le public, parfois très nombreux dans les cols, et la nervosité des coureurs, maximale sur la plus grande course de l'année, ne font qu'accroître les risques. Les cyclistes non plus ne sont pas exempts de reproches. Gouvenou regrette une «transmission insuffisante» des règles de conduite entre les générations d'un peloton «internationalisé» et pointe du doigt un matériel optimisé «pour l'aérodynamique et le rendement», mais qui ne tient pas la route dès que la pluie apparaît : les cadres sont trop légers, les pneus adhèrent mal…

4/Ligue privée : le cyclisme passé près du schisme

On est passé tout près de la catastrophe : depuis cet hiver, ASO menaçait de retirer ses épreuves, dont le Tour de France, du WorldTour en 2017 pour évoluer en deuxième division mondiale. Cela lui permettrait d’inviter qui bon lui semble sur le Tour et non pas les 18 meilleures équipes d’office. Ce chantage a pris fin le 23 juin, quand le groupe Amaury a revu sa position. Mais les patrons d’équipe ont eu très peur et commençaient déjà à se montrer très dociles et peu critiques envers l’organisateur français, pour s’assurer une place sur la course un an à l’avance. La menace d’une rupture d’ASO répond à celle de ces mêmes équipes de constituer une ligue privée, façon NBA ou Formule 1. Dans cet affrontement, il y a d’un côté le Tour de France, qui refuse de partager avec les équipes les revenus des droits télé. De l’autre, Velon, un groupement d’intérêts économiques rassemblant onze équipes - aucune française - avec l’accord tacite de l’UCI. Ce «club» a longtemps rêvé de créer de nouvelles épreuves pour y faire courir les stars. Le projet ne décolle pas et ASO a montré qu’il n’entendait partager ni l’argent ni le pouvoir. Velon s’est donc rabattu sur des objectifs plus modestes, comme la diffusion de données en temps réel (puissance, rythme cardiaque) et la production d’images prétendument spectaculaires. Ce qui consiste, en gros, à placer sur les vélos des caméras embarquées, qui donnent la gerbe.

5/Terrorisme : le GIGN sur la route du tour

Sur le parcours de 3519 bornes, 23 000 policiers et gendarmes seront mobilisés, soit 8 représentants des forces de l'ordre par kilomètre. Annoncé le 24 mai par le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, le dispositif sur le Tour 2016 a été renforcé pour faire face au «contexte particulier» et à un risque terroriste «très élevé». Outre les 3 000 fonctionnaires supplémentaires par rapport à 2015, le Groupement d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) sera déployé en des lieux secrets - on parle de survols en hélicoptère. Du côté de l'organisateur, le dispositif a été revu à la hausse. Le nombre d'agents de sécurité dans les villages départ et d'arrivée, ainsi que dans les zones VIP, est porté de 40 à 70. «On aura des agents chargés de faire ouvrir les sacs des spectateurs, détaille Pierres-Yves Thouault, d'ASO. Des physionomistes tourneront dans les aires relevant de notre responsabilité.» Par ailleurs, 12 policiers suivront cette transhumance cycliste estivale et seront chargés de faire le lien avec les forces de l'ordre mobilisées dans chaque département.

6/Loi travail : LA CGT dans la caravane

Manuel Valls devrait-il prendre des leçons de dialogue social auprès de Marie-Odile Amaury, la patronne d'ASO et propriétaire du Tour de France ? C'est presque l'avis de Gisèle Vidallet, membre de la direction confédérale de la CGT, qui s'occupe des actions de la centrale durant les trois semaines de juillet. «Nos relations avec la direction du Tour sont normales, souligne-t-elle. Toutes nos actions se font dans le cadre d'un accord mutuel.» ASO, soucieux de son image d'impartialité, ne devrait pas s'opposer aux 24 initiatives prévues par la CGT. Départs d'étape fictifs de salariés à vélo, distribution de cartes postales, opérations «café-croissant-débats»… les occasions seront multiples de poursuivre la mobilisation contre la loi travail. Mais les syndicats ne comptent pas perturber la course, une pratique déjà éprouvée par les agriculteurs. «Le Tour est une grande et belle fête populaire», justifie Gisèle Vidallet. Qui rappelle que la CGT est présente dans la caravane publicitaire depuis 1947 par le biais de son journal la Nouvelle Vie ouvrière. Eric Beynel, porte-parole de l'Union syndicale Solidaires, est sur la même ligne. Ses troupes doivent se réunir la semaine prochaine pour prévoir leurs actions, mais «il s'agira plus de labourer le terrain que de bloquer les coureurs». Les viticulteurs ne devraient pas non plus entraver l'épreuve : ASO s'est engagée à promouvoir les crus locaux pour calmer les producteurs qui déplorent que le vin officiel du Tour de France soit chilien.