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Libération
Les séries font la loi

Frazier-Ali, l’appât du gant

Avant de s’affronter sur le ring du Madison Square Garden en 1971, les deux poids lourds, que tout oppose, sont invaincus. A l’issue du «combat du siècle», le perdant verra sa série de victoires prendre fin.

«Le combat du siècle» : Joe Frazier vs Mohamed Ali, le 8 mars 1971 à New York. (Photo Popperfoto. Getty Images)
Publié le 03/08/2016 à 17h31

L'air un brin paumé, Woody Allen est là. Pas très loin, Miles Davis a la mine pénétrée, preuve qu'il s'y connaît (cela dit, Allen est monté sur le ring face à un kangourou dans les années 60, ça doit compter pour quelque chose). Frank Sinatra n'a pas réussi à dégoter un ticket, mais est parvenu à convaincre Life de faire le photographe en bord de ring. Il ne reste plus une seule place de libre dans le Madison Square Garden où Burt Lancaster joue les chauffeurs de salle. Il faut en être. Ce 8 mars 1971, sur Time Square, une animation lumineuse fait alterner deux silhouettes grossièrement pixelisées, puis deux mots : «The Fight», le combat. Les années passant, on ajoutera «du siècle» à l'intitulé. Le tenant du titre Joe Frazier, 27 ans, contre le challenger Mohamed Ali, 29 ans. Dans la colonne des défaites, un zéro dans les deux cas. Du jamais-vu : deux abonnés exclusifs à la gagne, et donc à l'issue de la soirée, la fin d'une longue série de victoires : 26, dont 23 KO pour Frazier ; 31, dont 25 KO pour Ali. Deux champions du monde face à face, l'officiel d'un côté, celui du peuple de l'autre.

Enfin, le peuple, ce n’est pas si simple. Depuis son ralliement aux Black Muslims et son refus de rejoindre le bourbier vietnamien, le champion olympique de Rome représente tout ce que l’Amérique blanche et conservatrice craint ou déteste : la fierté noire, le pacifisme, la radicalité politique. Inversement, pour la gauche et tous les oubliés du soi-disant rêve américain, Ali est un phare, l’homme qui a sacrifié carrière et fortune par principe. Déchu de ses titres, condamné en première instance à cinq ans de prison, «l’Insolent de Louisville» n’a pas enfilé de gants depuis trois ans.

De l'autre côté, Frazier, alias Smokin' Joe, incarne malgré sa fine moustache de pimp l'idéal de l'Amérique sage et consumériste. L'ancien désosseur des abattoirs de Philadelphie est devenu un athlète besogneux, dépolitisé et patriote. Ce qui est plus facile quand, dans son cas, on n'est pas concerné par la conscription, car père de famille. C'est aussi un Noir qui sait où est sa place, «un pur nègre» (les mots d'Ali), qui s'exprime maladroitement avec son accent traînant d'enfant du Sud profond, endurci par le ramassage du coton sous le cagnard avec ses douze frères et sœurs. Et c'est lui que les rednecks racistes de tout le pays soutiennent ce soir de mars 1971 en agitant le drapeau confédéré. Ali a certes un entraîneur blanc, mais il est son propre patron. Frazier appartient, lui, à un consortium de businessmen principalement blancs de Philadelphie, qui l'ont «acheté» pour 250 dollars chacun quand il crevait la dalle malgré sa médaille d'or olympique (1964). Frazier, selon les journaux afro, est un «champion blanc dans un corps noir». En face, Ali est le briseur de chaînes. Ce qui est en jeu au Garden ce soir-là, c'est de la politique à coups de poings, et les gens donneraient père et mère pour voir ça. Ali le sait, et en joue. Il fait monter la pression pour ce combat depuis des mois, voire des années.

«Je suis toujours beau !»

Le 16 février 1970, Frazier massacre Jimmy Ellis, désigné champion à l’issue d’un tournoi organisé pour trouver un successeur à Ali le paria. Les fans du natif de Louisville, pancartes à l’appui, dénonce la «farce» qui se tient à l’intérieur du Garden ce soir-là. Toute l’ascension de Frazier, passé pro quatre ans après Ali, s’est faite dans l’ombre de ce fantôme encombrant qui disait qu’il avait sauvé la boxe - ce qui n’était pas faux. Sans Ali, la boxe n’a plus de sens, donc Frazier n’a pas de sens. Smokin’ Joe le sait, d’autant plus qu’il est convaincu qu’il peut battre Ali à la régulière.

Ce dernier s'est récemment installé à Philadelphie, le fief de Frazier, pour faire monter d'un cran la pression populaire, espérant influencer la Cour suprême et les commissions athlétiques, qui refusent de lui accorder un permis de boxer. Ali court dans les rues de South Philly en criant : «I want Frazier.» Un jour, il appelle les radios locales pour leur annoncer qu'il va se rendre à la salle d'entraînement de Frazier pour lui filer la rouste que l'establishment blanc l'empêche d'infliger. C'est l'émeute. Frazier, au début, est dans le coup. Il pense lui aussi qu'un peu d'autopromo sauvage ne peut pas faire de mal. Dix milles fans surexcités se pointent, la police demande à la foule de se disperser. Ali suggère alors de régler ça à mains nues dans un parc du coin. Frazier trouve que la blague va trop loin et se tire. Ali, lui, se pointe à Fairmount Park, oublie de dire que tout ça n'était que du chiqué et traite Frazier de dégonflé. Premier coup bas, il y en aura d'autres.

En août, Ali, toujours dans l’attente de son jugement, obtient enfin une licence… en Géorgie. Dans une atmosphère irrespirable, il fait un come-back victorieux en trois rounds face à l’espoir blanc Jerry Quarry. Après être venu à bout de l’Argentin Oscar Bonavena en 15 rounds en décembre, Ali est regonflé à bloc, fin prêt à affronter Frazier. Les contrats sont signés rapidement. Promoteurs et managers craignent que la décision de la Cour suprême soit défavorable et envoie la star rebelle au trou pour de bon. Tous les records explosent : une bourse de 2,5 millions de dollars pour chaque pugiliste, les 20 000 places du Garden jamais vendues aussi chères (1,5 million de recette), 300 millions de téléspectateurs attendus en mondovision.

Ali passe en mode «trash talk» racialiste : «C'est le champion des Blancs. Il est trop laid pour être le vrai Champ'.» Frazier rétorque en le nommant exclusivement Cassius Clay, ce que seuls les Blancs les plus bornés s'obstinent encore à faire. «Il m'appelle [Oncle] Tom, je l'appelle Clay», se justifie-t-il. Devant les caméras, Ali parodie la répartie de Frazier en borborygmes sudistes. Smokin' Joe ne comprend pas pourquoi Ali a besoin de survendre le combat en le politisant, la bourse étant assurée. Ali sait que Frazier n'a pas peur, et qu'il faut donc l'attaquer psychologiquement. Le rendre fou. Et ça marche : Frazier, qui a toujours admiré Ali en privé, va jusqu'à dire que dans des démocraties moins conciliantes, on l'aurait collé au poteau d'exécution.

Le soir du combat, l'air est comme vicié dans le Garden, la tension - pugilistique, politique, raciale - est poisseuse comme une touffeur tropicale. Ça siffle, ça hurle : «Joe, fais-le taire !», «Ali, Ali, Ali !» scande l'autre partie de la salle. Les trois premiers rounds sont pour Ali. Comme du temps de sa splendeur, il danse, la garde basse. Frazier, plus petit, a moins d'allonge. Il avance en permanence, comme un bison, esquive peu, encaisse tout. Il a un bon menton, disent les connaisseurs. Ali, lui, n'a plus ses jambes de gamin insolent, et Frazier renverse la vapeur. A la fin du quatrième round, Smokin' Joe est presque hilare. Il tapote la tête de son adversaire au moment d'aller dans son coin. «Mais tu ne sais pas que je suis Dieu ?!» lance Ali à travers son protège-dents. «Eh bien Seigneur, vous êtes au mauvais endroit ce soir», répond Frazier. Sur le ring, les deux champions dégustent, mais personne ne compte abandonner. Dans le public, un homme fait une crise cardiaque. Quinzième et dernière reprise : jambes fléchies, Frazier balance un crochet du gauche monumental, venu de si loin qu'on le croirait parti du sol. L'enclume s'écrase dans la joue droite d'Ali, qui s'écroule. C'est la première fois. Il se relève immédiatement, mais il a perdu le round et le combat. Diana Ross pleure tout son mascara dans les bras du vaincu. Pour l'Amérique noire, c'est un cauchemar, les réactionnaires ont gagné. Frazier, visage tuméfié, assure péniblement la conférence de presse. Puis rejoint son challenger vaincu à l'hosto et reste cloué au lit un mois entier. Ali sort dès le lendemain, la joue gonflée comme un melon. Il dit : «Je suis toujours beau !» et passe l'index sur ses arcades toujours aussi lisses.

Cow-boy couleur citron

«The Fight» est l'apogée de Frazier. Face à Ali, il perdra la revanche (1973), puis la belle à Manille (1974) dans des circonstances tout aussi épiques. Il pansera toute sa vie les blessures verbales infligées par son adversaire. Aux Etats-Unis, «Oncle Tom», «gorille», «nègre» sont des mots infectieux, dont on ne guérit pas. Ali reprendra son titre face à George Foreman au Zaïre (1974) et restera le Greatest, même si Rocky Marciano (1952-1956) est le seul vrai invincible de l'histoire des poids lourds. En 1996, quand Ali, rongé par Parkinson, peine à allumer la flamme olympique, Frazier voit l'image et dit : «Si j'avais été là, je l'aurai poussé dans les flammes.» Quelques mois avant sa mort en 2011, à l'occasion du quarantième anniversaire du combat, Smokin' Joe semblait avoir enfin digéré l'animosité, peut-être adouci par les excuses répétées d'Ali. «Il se pavanait en disant à quel point il était génial, à quel point il était beau. Je l'ai fait taire un peu. Juste un peu.» Ali, émacié et chancelant, était aux obsèques de son rival.

Dans The Greatest, My Own Story (1975), les mémoires d'Ali éditées par Toni Morrison, le plus beau passage est peut-être ces vingt pages de transcription brute d'un dialogue enregistré au dictaphone par Ali dans la voiture de Frazier, un an avant le combat du siècle. Toujours interdit de boxer et dans l'attente du jugement de la Cour suprême, Ali, ruiné, donne des conférences rémunérées dans les facs américaines. Puisqu'ils vivent dans la même ville, Ali demande à Frazier de lui accorder du temps pour son livre. Un jour d'août 1970, les deux hommes ont des rendez-vous d'affaires à New York. Smokin' Joe propose de le déposer à la Big Apple et de faire la causette au volant. Il débarque dans sa Cadillac dorée, capote vrillée en accordéon par un récent accident. Sur la route, les deux hommes se récitent des poèmes de leur cru, ironisent sur les flics blancs qui les regardent de travers dans la décapotable défoncée.

Dans le fond, ils se ressemblent. Surtout, ils se respectent. Frazier est impatient qu'Ali récupère sa licence - il est même allé supplier le président Nixon pour ça. Ali donne des conseils pour fondre avant la pesée («bouffe du pamplemousse sans sucre et frigorifié, mec»), critique le look de mac de Frazier, façon cow-boy couleur citron. Ali, fringué «comme un sénateur» : «Tu dois t'habiller conformément à ton titre. Comme si tu étais le président du monde.» Avant de descendre, il tape cent dollars en liquide à Frazier. Arrivé à New York, les deux s'accordent sur le fait qu'il ne faudrait plus qu'on les voie ensemble. Ça ne serait pas bon pour la bourse. Ali sort de la voiture et conclut : «Personne ne va payer pour voir deux potes.»