Le bar du coin est toujours un bon thermomètre des passions. A Rio, la rue de Libé, c'est la rua Júlio de Castilhos. Et le bar, la Casa de Marujos. Le quartier est rupin, le bistrot pas du tout. On y sert du poulet grillé avec frites et riz, et on y descend à grandes goulées des bières Antartica glacées. Quand Flamengo, un des clubs de la ville, a joué mercredi dernier contre Santos lors de la 17e journée du Brasileiro, il régnait un barouf d'enfer. Comme s'il y avait un but toutes les deux minutes, ou un penalty, ou un scandale arbitral. Alors qu'aucun pion n'a été marqué.
Quand l'équipe brésilienne masculine a joué, dimanche, son deuxième match du tournoi olympique contre l'Irak, c'était muito muito tranquila. Il ne se passait rien au score. Mais dans le bar non plus. Ni cri, ni chant, ni passion, ni rien. Les deux grands écrans diffusaient la rencontre, marquée par la maladresse de l'attaque brésilienne et l'héroïque défense des Irakiens, sans susciter d'émotions chez les clients qui regardaient. «C'est la pire équipe de l'histoire. Pourquoi voulez-vous que les gens la supportent, dit le gérant du bar. Ce sont des joueurs commerciaux… Pourquoi les gens aiment Flamengo ? Car les joueurs ont grandi dans le quartier, le représentent.»
Fessée
Dans le stade, en revanche, le public brésilien s'est fait entendre. Les fans scandaient, chambreurs : «Irak ! Irak !» ou «Marta ! Marta !» Marta Vieira da Silva joue au Brésil, mais dans l'équipe féminine. Elle a été désignée cinq fois meilleure joueuse du monde. Et son équipe, elle, gagne. Lors du match Brésil-Suède (5- 1), le public braillait : «Marta est meilleure que Neymar !» Neymar, star de l'équipe brésilienne, lui, ne marque pas. Ni ses coéquipiers. 0-0 contre l'Afrique du Sud en ouverture. 0-0, donc, contre l'Irak. Si l'équipe ne gagne pas jeudi contre le Danemark, ce sera fini. «Nous nous excusons auprès du public et du peuple brésilien, on sent qu'on les laisse frustrés», a déclaré l'entraîneur, Rogério Micale.
Micale, ex-coach de l’équipe des moins de 20 ans, a été chargé en juin de conduire les auriverde à Rio pour faire oublier le désastre de l’horrible Coupe du monde 2014 à domicile, marquée par la fessée reçue par les Allemands en demie (7-1). Mal parti.
Le Brésil a mal à son foot parce qu'il a mal tout court, dit Marcio Sanchez. Marcio, la trentaine, est violoniste à l'opéra de Rio et boit son café tous les matins à la Casa de Majuros en lisant «un roman philosophique». Quand on lui demande s'il aime le jeu et les joueurs, il lève les yeux au plafond et son visage s'anime intensément : «Mais j'adore, j'adore le football ! J'adore le sport. J'étais décathlonien, j'ai joué au handball. J'aime les joueurs !» Et quand on lui parle de cette équipe, son visage se transforme en un masque de douleur et d'incompréhension, comme si la question ne pouvait se poser : «Mais nous n'avons plus de joie pour ça ! Nous n'avons pas de joie pour la cachaça ou la samba ! Il ne peut pas y avoir d'unité derrière une équipe ! Pourquoi il n'y a pas de public pour les JO ? Car nous vivons une tragédie économique, parce que notre Présidente doit être destituée, parce que notre représentation politique est affligeante. Nous n'avons pas de chaussures, nous n'avons pas d'hopitaux.»
Marasme
Il ajoute, comme pour devancer ce qui pourrait lui être opposé : «Vous dites que je suis riche. Je vis dans ce quartier où les loyers sont importants, bien sûr. Mais les plus pauvres pensent comme moi. Nous vivons un moment historique où les plus pauvres, les moins éduqués, ont accès à de l'information. Ils voient comme je le vois, notre système est pourri. Ce n'est pas moi qui pense ça, demandez aux gens ! Demandez au bar !»
Au bar, l'explication du marasme footballistique mène aussi à la politique et à l'économie. Steveao, qui essuie les verres : «C'est la loi Pelé [réformant les liens de propriété entre les clubs et les joueurs] qui a tué le foot brésilien. C'est devenu un grand marché. Nike et Adidas font la loi.» Regarderont-ils le match contre le Danemark ? Marcio et Stevao disent oui mais haussent les épaules. «Même s'ils gagnent une médaille d'or, ça changera quoi ? Il restera la crise économique et politique.» Tout qui empêche un pays de se reconnaître dans une équipe. Marcio : «Avant, des gens pouvaient se dire "je suis Zico !" ou "je suis Ronaldhino !" Aujourd'hui, personne ne vous dira "je suis Neymar", ni aucun autre joueur.»