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Millions

Pogba, cas d'école du football spéculatif

Cette année, tous les records semblent en passe d’être battus sur le marché des transferts. Un marché qui suit une tendance exponentielle.
Paul Pogba, le 3 juillet au Stade de France. (Photo Franck Fife. AFP)
publié le 9 août 2016 à 19h44

Le transfert de Paul Pogba de la Juventus à Manchester United est le plus important jamais réalisé, dépassant les 100 millions d’euros. Une somme astronomique qui met en lumière une tendance de fond : celle d’un football toujours plus spéculatif.

Jackpot ! C’est ce qu’ont dû se dire les dirigeants de la Juventus de Turin en sabrant le champagne après le transfert de Paul Pogba à Manchester United. Ils perdent, certes, l’un des meilleurs, sinon le plus performant de leur équipe. Mais ils perçoivent en échange la somme de 105 millions d’euros. Un record. Jamais jusque-là, le transfert d’un joueur de foot n’avait atteint une telle somme. Mais il ne s’agissait que d’une question de temps et finalement ce montant n’a pas déstabilisé tant que ça les fans de foot. Ces dernières années ils avaient déjà vu Cristiano Ronaldo et Gareth Bale rejoindre le Real Madrid pour 95 millions d’euros et 101 millions d’euros.

Néanmoins, cette année, tout semble s’accélérer. Car si les «mercatos» des années précédentes étaient généralement marqués par un seul coup d’éclat, cette année, deux transferts sont directement venus truster les premières places du classement des transferts les plus onéreux. En rejoignant Manchester United, Paul Pogba prend donc celle tout en haut du podium. L’autre joueur est celui qui a été choisi par les dirigeants de la Juventus pour «remplacer» le Français : ils ont misé 90 millions d’euros sur l’attaquant argentin Gonzalo Higuain, l’autre joueur à intégrer cet été le top 5 des transferts.

Mais ces deux énormes opérations financières feraient presque oublier les montants astronomiques payés pour des joueurs de niveau inférieur et qui, là aussi, illustrent l’inflation galopante qui caractérise actuellement le mercato. André Ayew vient ainsi d’être transféré pour 24 millions d’euros de Swansea à West Ham en Angleterre. Sadio Mané a, lui, quitté Southampton pour Liverpool en échange de 40 millions d’euros… Certes deux bons joueurs, mais pas des mégastars. Pour donner un exemple qui illustre l’inflation des transferts : il y a sept ans, un joueur comme Karim Benzema n’avait été transféré de Lyon au Real Madrid «que» pour 35 millions d’euros.

Inflation et spéculation

Cette inflation des transferts s'accélère donc. «Avant, des paliers étaient franchis tous les trois ou quatre ans. Mais depuis trois ans, ils sont franchis chaque année. Et chaque été les prix s'envolent un peu plus», explique ainsi Raffaele Poli, responsable de l'Observatoire du football du Centre international d'étude du sport (Cies) (1).

L’explosion généralisée du montant des transferts, à laquelle on assiste cette année, est en partie alimentée par les droits télévisuels dont bénéficient les clubs du championnat anglais. Ils atteignent cette année un montant record de 2,3 milliards d’euros, quand en France ils sont de 748,5 millions d’euros par an. Résultat, les clubs anglais lâchent de véritables fortunes et arrachent les meilleurs joueurs.

Mais cette année, la tendance concerne aussi les jeunes de moins de 20 ans, dont les transferts atteignent des sommes folles, comme le raconte cet article de l'Equipe. Les clubs se placent clairement dans une vision spéculative : ils investissent l'argent qu'ils reçoivent des droits télé dans de jeunes joueurs prometteurs qu'ils revendront plus tard, avec une belle plus value à la clé. Surtout si les jeunes en question atteignent le niveau de Paul Pogba…

Alors que les 98 équipes du Big 5 ont dépensé 6,9 milliards euros pour recruter les joueurs présents dans l'effectif en 2009-10 (70,4 millions d'euros par club), cette somme s'élève à 8,6 milliards d'euros en 2014-15 (87,7 millions d'euros par club). En six saisons, le «coût» moyen d'un effectif a donc augmenté de 24,5%.

Tout ce marché semblerait donc joyeusement s’autoalimenter. Plus d’investisseurs (même les fonds spéculatifs s’y sont mis), plus de transferts, de plus gros montants, toujours plus de sponsors prêts à injecter de l’argent et toujours plus de milliards issus des droits télé.

Vers l’éclatement de la bulle ?

Selon certains économistes, le football actuel présente les signes d'une bulle spéculative déjà bien gonflée. C'est le cas d'Olivier Ferrand, qui estime, dans une interview à l'Express, que «le football européen est au bord d'un véritable krach systémique. La bulle spéculative, dans laquelle il se trouve, risque d'éclater prochainement et, si c'est le cas, c'est tout le système qui est menacé». Raffaele Poli estime, lui, que la bulle éclate déjà et en permanence, mais de manière peu ou pas visible, en ne touchant que des clubs de seconde zone. «Chaque année, de petits clubs explosent et font faillite. Moins en France, où les championnats sont mieux gérés, mais en Italie, en Espagne, en Suisse, en Roumanie ou encore en Grèce, les faillites de clubs sont fréquentes.»

Mais pour lui, la bulle énorme, tirée et générée par les grands championnats et les quelques très grands clubs ne serait toutefois pas près d'éclater. En effet, les perspectives de croissance des grands acteurs du football sont encore importantes. «Ils sont déjà tournés vers de nouveaux marchés juteux comme l'Inde, la Chine ou les Etats-Unis où des millions de gens se mettent au foot, estime Raffaele Poli. Il n'y a donc pas de volonté politique de changer les choses. Surtout que le système actuel rapporte aussi des sommes faramineuses aux instances internationales que sont l'UEFA et la Fifa.»

Jean-François Brocard, économiste du sport au Centre de droit et d'économie du sport (CDES) de Limoges, estime ainsi dans Libération que le marché n'est pas près de s'effondrer, car «pour ça, il faudrait, par exemple, que Pogba ne rapporte plus rien à son club, que les sponsors lâchent l'affaire, que les téléspectateurs ne paient plus d'abonnement. Cela n'est pas près d'arriver. Je pense que, dans dix ans, les choses évolueront toujours de la même manière». Les grands acteurs du football européen semblent donc bien partis pour continuer à sabrer le champagne.