Les Jeux olympiques sont souvent le parfait traquenard pour les équipes les mieux aguerries. Une défaite inaugurale, une blessure, des querelles intestines ou une absence majeure, et tout s'enquille mal. C'est la dynamique du désastre, difficile à endiguer. Las Leonas («les Lionnes»), la sélection argentine féminine de hockey sur gazon, qui reste sur quatre podiums (deux médailles d'argent, deux de bronze) depuis les Jeux de Sydney en 2000, vient d'en vivre l'amère l'expérience. Trois défaites lors du premier tour et voilà que s'envole toute la confiance accumulée en juin, après la victoire au Champions Trophy, tournoi planétaire annuel sur invitation, façon Ligue mondiale au volley. Quatrièmes de leur groupe, las Leonas affrontent ce lundi l'ogre néerlandais, champion olympique et du monde en titre, en quart de finale. «Peut-on gagner l'or olympique sans la meilleure joueuse de l'histoire ? C'est la seule question qui vaille. Outre son talent individuel, "Lucha" [Luciana Aymar, ndlr] nous inspirait, nous donnait une confiance incroyable et faisait peur à l'adversaire, ça change tout», prophétisait Noel Barrionuevo, une des joueuses de l'équipe nationale, l'hiver dernier à Buenos Aires.
Jean noir et tee-shirt bleu pâle, jambes interminables et visage coupé à la serpe, Luciana Aymar (39 ans) est comme chez elle sur la terrasse du Peugeot Lounge de Palermo, un quartier du nord de la capitale argentine. Tout le monde la connaît, personne ne l'importune. Ici, elle répond à la bible néerlandaise du hockey mondial ; là elle pose dans une 404 noire rutilante, installée à l'étage. La native de Rosario promène son ennui avant de se raconter, débit mitraillette et yeux en amande translucides. «J'étais une petite fille agitée. Je jouais sans cesse avec mes frères et sœurs au foot, au tennis et au hockey. Je n'ai fait qu'y jouer depuis mes 8 ans, et je m'y suis dédiée corps et âme. Ne plus pratiquer est une souffrance. C'était ma façon de m'exprimer, et je dois absolument en trouver une autre. Ça devient vital.» Quatre médailles olympiques, deux Coupes du monde, huit titres de meilleure joueuse de la planète, «la Maradona du hockey» s'est imposée comme une icône absolue dans un pays qui voue une passion dingo à ses footballeurs et ses boxeurs depuis toujours, à ses basketteurs et ses rugbymen depuis une grosse dizaine d'années. «Lucha est la première sportive star depuis Gabriela Sabatini [tenniswoman qui a remporté l'US Open en 1990], elle a mis le hockey sur gazon sur la carte. C'est une joueuse géniale, inspirée et inspirante, charismatique aussi. Dans un pays comme le nôtre, c'est un truc insensé», explique Juan Pablo Sorin, un ancien footballeur du PSG et du Barça, qui l'interviewe le lendemain pour une série documentaire sur les grands capitaines du sport argentin, au GEBA, un immense club omnisports au chic suranné, où Luciana a ses habitudes.
Arabesques
«Dans le sport argentin, le foot écrase tout, contredit Pablo Alabarces, sociologue et auteur du livre Football y patria. Le storytelling, la mystique y sont toujours racontés et produits du point de vue des hommes, à travers l'exaltation de la mère patrie. Le basket ou le rugby peuvent parfois s'en rapprocher. Las Leonas ne le peuvent pas, même si elles ont le meilleur palmarès du pays. Elles n'incarnent pas les vertus ancestrales magnifiées par ici : le machisme, la virilité, la bravoure, l'insensibilité à la douleur. Elles doivent gagner, être des femmes, tout en étant des filles [des sportives], continuer à imiter les hommes et se limiter à ça. Et donc, ne jamais rêver à être les héroïnes de la nation.»
Au début des JO de Rio, Paula Pareto a mis fin à une incongruité historique en devenant la première Argentine à décrocher l'or olympique, en moins de 48 kg au judo. Quand on la questionne sur ce manque de titre suprême, Luciana Aymar, qui a raccroché la crosse il y a un an et demi, renvoie dans les cordes : «Quand j'ai compris, à 14 ans, que le hockey serait ma vie, je rêvais de faire des trucs incroyables. Briller aux Jeux, en Coupe du monde, faire des différences dans un sport pas très populaire chez nous. J'ai toujours voulu hisser haut les couleurs nationales. Alors quand je suis devenue porte-drapeau de la délégation argentine à Londres en 2012, ça a été une immense fierté, une expérience gratifiante comme athlète et comme femme.»
Installé sur l'une des quatre premières places mondiales de tous les tournois internationaux depuis 1998, le hockey sur gazon féminin argentin ne risque pas grand-chose, même en cas d'accident industriel ce lundi contre les Pays-Bas. Entre les licenciés et les pratiquants, scolarisés ou dans la rue, la discipline, sport amateur en Argentine, compte 150 000 adeptes, dont plus des trois quarts sont des femmes. «Le hockey est le sport le plus populaire chez les femmes, assure Liliana Capurro, de la fédération argentine (CAH). «"L.A." a été la clé du changement. Par son talent et son aura, elle a donné envie à des milliers de gamines de faire du hockey, et il n'y a rien de plus beau.»
Le hockey sur gazon autochtone ne venait pourtant pas de nulle part au moment de l'émergence de la Maga (magicienne), à la fin des années 90. Trois fois vice-championne du monde (1974, 1976 et 1994), la sélection, qu'on n'appelait pas encore las Leonas, restait néanmoins confinée à une audience aussi restreinte que haut de gamme, comme le polo. Jusqu'à ce qu'une gamine rosarina - comme Lionel Messi, Angel Di Maria (PSG) ou Marcelo Bielsa (ex-coach de l'OM) -, surdouée et entêtée, qui s'abîmait les yeux sur les vidéos de Diego Maradona pour en copier les arabesques et les prouesses, ne change profondément la donne. A Rio, Aymar, idole reconnue sur tout le continent, commente les matchs de ses copines et assure la pub pro domo d'un documentaire, Lucha, jugando con lo imposible, commandé par la Fédé internationale de hockey à la gloire la plus grande joueuse de tous les temps. «Lucha est un pur produit du sport argentin, salue Noel Barrionuevo, son ex-coéquipière. Comme Maradona ou Manu Ginobili [champion olympique de basket, 4 titres NBA], elle représente un mix parfait et rare entre le talent pur, la dévotion ultime à son sport, la garra [la rage de vaincre] et la capacité à sublimer leurs coéquipiers. Le propre des génies.»
«Vamos Leonas»
L'hiver dernier, la Maga assurait que disputer les Jeux de Rio lui «chatouillai[t] les orteils», sans que ce soit bien sérieux. Elle confie aujourd'hui poursuivre une thérapie entamée il y a quinze ans avec la psy des Leonas et connaître une abyssale «peur du vide qui s'annonce. On me demande sans cesse ce que je vais faire, et je ne sais pas quoi répondre». Elle continue de tourner dans des spots de pub et de s'activer pour des œuvres de charité. A de vagues velléités de cinéma succède une vraie envie de devenir mère. «Cela se fera quand ça doit se faire, pas de stress avec ça», évacue Aymar alors qu'elle vient de se séparer d'un acteur argentin. «C'est effrayant, anxiogène de chercher sa voie», poursuit-t-elle.
«Dans le hockey, L.A. avait des qualités sportives et humaines surnaturelles. Elle doit trouver dans la vraie vie une vocation qui lui donne un épanouissement comparable. C'est le drame des sportifs hors-norme, ils doivent survivre à leur mort après le terrain de jeu. En un sens, c'est la même chose pour las Leonas : elles doivent apprendre à exister sans elle comme Lucha doit survivre sans le hockey», théorise Liliana Capurro. A Rio, sur son compte Twitter (304 000 followers), la Rosarina a envoyé un message au soir du match perdu d'entrée contre les Etats-Unis (1-2) : «Cette défaite ne signifie rien. C'est seulement le début d'un long tournoi où il y aura beaucoup d'opportunités. Cela ne fait que commencer. Vamos Leonas.» Une injonction qu'elle pourrait s'appliquer à elle-même.