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Libération
Reportage

«Des "allez les Bleus" sur un parcours de golf»

publié le 15 août 2016 à 20h01

Ça se passe autour du trou numéro 10, dans le nord-est du parcours. «J'en ai vu deux, peut-être même trois. A 80 mètres. Tranquilles.» Le golfeur mexicain Rodolfo Cazaubon parle de caïmans. Danny Willett : «Au 3 ! Il y en avait un, oui. Assez loin, mais bon…» Plus tôt dans la journée de samedi, l'Espagnol Sergio García, alias El Niño, 250 semaines dans le top 10 durant sa carrière, a posté une photo de chouette au sortir du trou numéro 15.

Le golf laisse le temps de faire ce genre de chose sur un parcours olympique. Les caïmans, ce n'est rien : «On en voit aussi sur certains tournois en Floride», relativise Cazaubon. En revanche, des capybaras, énormes rongeurs entre le rat et le castor, ont clairement fait comprendre qu'ils étaient chez eux. L'épouse et le caddie de Felipe Aguilar ont tiré un sprint sur le 4 parce qu'ils ont eu la frousse. Le Chilien a trouvé ça rigolo. «Je ne me suis pas affolé parce qu'ils étaient loin, mais ça ressemblait à des rats post-mutation, décrivait Danny Willett. J'aurais eu la trouille si je l'avais eu en face de moi.»

Le golf aux JO : une première, avec la victoire d'une authentique vedette, le Britannique Justin Rose (12mondial, un US Open remporté en 2013) devant le Suédois Henrik Stenson (5e) et l'Australien Marcus Fraser.

On s’est pointé en se demandant ce que Rose, le golf et nous-mêmes foutions là, la valse de forfaits évoqués pour cause de virus Zika ayant privé le tournoi de six des dix meilleurs mondiaux. On a eu la réponse rapidement : de l’intérieur, la compétition olympique est une opération de séduction sous pavillon américain, avec practice (terrain d’entraînement) pour que le public teste son drive, exposition sur l’histoire du jeu, abritée sous une tente et strictement paritaire (même espace pour les hommes et les femmes), sponsors venus du monde du golf et toilettes publiques parfumées au jasmin. Du coup, il nous restait les caïmans.

Samedi, à la tombée du jour, on s’est posté, immobile, à la sortie du 10, en observant un silence absolu. Le site est sublime : coincé entre la baie de Rio et les reliefs couverts de végétation environnants, l’endroit prend, quand la lumière rasante allonge les ombres sur les greens, une patine quasiment édénique, la pureté des lignes du parcours et la puissance de la nature se nourrissant l’une l’autre. Le comité olympique local explique qu’il en fera le premier golf public du Brésil répondant aux normes internationales. Un esprit occidental a du mal à en comprendre le sens, dans un pays où un habitant sur trois vit sous le seuil de pauvreté mais sur le coup, le chaland connaît un moment de grâce. Pas de caïman pour nous à part ça - pas de gros rat, même pas de petit rat. Quant à l’esprit olympique, on a laissé ces gaillards s’expliquer en parlant du public de Rio, enthousiaste, applaudissant avec la même ferveur le pire coup et le meilleur.

Willett : «Ils n'ont pas les codes, c'est vrai. Mais ils ont l'air heureux, je ne vois pas ce que j'aurais à redire à ça.» Le Français Grégory Bourdy : «Une ambiance géniale. Rendez-vous compte, j'ai entendu "allez les Bleus" sur un parcours de golf, et au Brésil ! Alors oui, il y a des portables qui sonnent, les gens prennent des photos… On sent qu'il y a un peu tout le monde. Ça rend le truc spécial.» Le Brésilien Adilson da Silva : «Tout est plus grand ici. On éveille la curiosité. Comme je n'étais pas dedans [en difficulté sur le green, ndlr], j'ai eu un sentiment étrange, comme quand tu mens à ta mère en sachant qu'elle le sent. Mercredi, il y a un type qui vendait des noix de coco à un feu rouge et qui m'a reconnu : "Mais tu es le golfeur brésilien !" Rien qui me fasse me sentir spécial pour autant, rassurez-vous.» Le Néo-Zélandais Ryan Fox, fils de Grant Fox, illustre ouvreur des All Blacks : «Le golfeur a une vie solitaire, il s'entraîne seul, voyage seul, prend un hôtel seul… Là, on est soutenu quoi qu'on fasse. On fait partie d'une équipe nationale, on te connecte à quelque chose, on te sort de ta bulle. Sans les Jeux, cette expérience collective m'aurait manqué toute ma vie.» Elle est, de fait, limitée aux 24 joueurs invités à jouer la Ryder Cup pendant trois jours, tous les deux ans.

Le golfeur marche seul. Les Jeux lui donnent le sens commun, enfin à ceux qui veulent. L'Irlandais Pádraig Harrington, deux Open britanniques et un USPGA à la ceinture, a expliqué avoir passé son temps à chercher les moustiques. «Je n'en ai pas vu un. Pas un. Dommage pour ceux qui ne sont pas là. Ça se respecte, comme il faut respecter les objecteurs de conscience. Mais les moustiques, franchement… Au fond, cette affaire dit que le golf manque d'un leader. Si Tiger [Woods] était encore avec nous, son passeport américain l'aurait poussé vers Rio [il veut dire que les sportifs américains sont, par nature, plus sensibles à l'appel olympique, ndlr] et tout le monde aurait suivi. Ça n'aurait pas fait un pli. Tiger nous manque. Mais je n'invente rien quand je dis ça.» Quand les historiens se pencheront sur le retour, en 2016, du golf aux JO, il faudra qu'ils comprennent qu'il manquait un Tigre dans le bestiaire.