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Interview

Natation synchronisée : «Elles sentent si elles sont connectées»

Jeux olympiques de Rio 2016dossier
L’entraîneure de l’équipe de France, Julie Fabre, qui avait participé aux Jeux d’Atlanta en 1996, analyse cette discipline à la frontière entre performance sportive et création artistique.
Laura Augé et Margaux Chrétien, à Rio, dimanche. (Photo Christophe Simon. AFP)
publié le 15 août 2016 à 18h21

La natation synchronisée n’a pas la part belle aux Jeux olympiques. Quand se déroulent les deux épreuves que sont le ballet et le duo, les regards se sont souvent détournés de la piscine : une fois que les courses en ligne sont terminées, tout le monde scrute le stade d’athlétisme. Cette discipline pose pourtant une problématique unique aux JO d’été : la frontière entre l’expression athlétique pure et l’art, la balance entre les deux variant selon les concurrentes et la culture profonde du pays. Entraîneure de l’équipe de France de natation synchronisée représentée en duo, dont la finale se tient mardi - celle du ballet est pour vendredi - Julie Fabre, ex-nageuse ayant participé aux Jeux d’Atlanta en 1996, décrypte sa discipline.

Comment vient-on à la natation synchronisée ?

Les enfants qui viennent apprendre à nager nous voient. Voilà. Vous imaginez bien que ce n’est pas à travers les médias, vu la couverture dont on bénéficie. Bon, allez, un peu Facebook… Ce sport, tu tombes dessus. Ça donne envie ou non.

Cette approche influe-t-elle sur la façon dont la nageuse travaille ensuite ?

Oui. Les parents veulent voir leurs enfants dans l'eau avec de la musique. Or pour moi, la fille qui débute ce sport doit travailler autant en dehors du bassin qu'à l'intérieur. On parle de tonicité au sol, de tenue ou de conscience corporelle, ce qui appartient à l'univers de la gymnastique et de la danse. Quand vous manquez de tonicité au sol, vous ne pouvez pas en avoir dans l'eau : tout est plus difficile dans le bassin, pareil mais plus difficile. Aux Etats-Unis, où j'ai entraîné pendant un an, un fait m'a marquée. Quand une petite fille est inscrite à la gym, la première année, on lui apprend une chose et une seule : être tight, tonique. Tout mène à ça. A 5 ans, les filles ont identifié la sensation corporelle qui correspond à cette tonicité.

En gros, l’approche française est basée sur le loisir ?

Oui, contrairement à d'autres pays. En Russie ou en Chine, ils trient les filles dès la primaire [à 7 ou 8 ans, ndlr] avant de les orienter dans deux groupes. Toi, tu fais de la compétition et toi, tu barbotes. On peut trouver en ligne des vidéos où l'on voit comment elles travaillent. C'est parfois terrible, on leur tire sur les membres, on les tord.

Oui, mais si le succès international est à ce prix…

Quand bien même : notre culture ne nous permet pas de travailler avec les nageuses comme ça. Car la réussite sportive n’a pas la même signification sociale partout dans le monde. Une championne olympique russe a une rente à vie. Les deux Françaises du duo présentes à Rio sont étudiantes, elles n’ont pas un salaire qui tombe tous les mois. On essaie de mettre en place des galas mais ça représente peu, et ce n’est pas régulier. On leur demande d’étaler leurs études dans le temps : elles réalisent en deux années un cursus universitaire habituellement fait en un an, et en quatre années un cursus habituellement fait en deux ans. Et ce n’est pas un problème en soi, elles l’acceptent. Mais je vous assure que monter un planning d’entraînement régulier avec une dizaine de filles qu’il faut réunir malgré leurs contingences liées aux études, c’est compliqué.

Et la difficulté de la discipline ?

Tout est compté. Sinon, dans le cas du duo, vous faites cohabiter deux filles qui n’ont pas le même caractère dans un espace chorégraphique hyper réduit et il y en a toujours une qui voit l’autre, elles sentent si elles sont connectées ou pas.

Comment développer la sensibilité artistique d’une nageuse ?

On s'entraîne souvent en musique, j'en mets même durant les temps d'échauffement - la Traviata, Claude François, les Beatles… Et je les emmène voir des spectacles musicaux. J'écris pour avoir des places. Certains organisateurs disent oui, pas beaucoup, et on y va toutes. Les filles voient des façons différentes de bouger, ça donne des idées. Elles travaillent aussi avec un musicien qui leur met différents instruments entre les mains, des percussions…

On peut développer une sensibilité artistique, mais peut-on la faire naître ?

Je ne crois pas. On l'a ou non. J'ai été marquée par le premier titre mondial en solo [non olympique, ndlr] de Virginie Dedieu à Barcelone, en 2003, pour son programme inspiré de Camille Claudel : elle était brillantissime sur le plan technique, mais il y avait autre chose. J'ai vu un ovni, un univers totalement personnel, un peu à l'image de ce que dégage quelqu'un comme Pietragalla [chorégraphe et actrice, danseuse étoile de l'opéra de Paris entre 1990 et 1998, ndlr] par exemple.

C’est quoi, le sens artistique ? Se mettre complètement à poil, en disponibilité émotionnelle. Après, je ne crois pas que cette disponibilité soit possible en continu chez une athlète donnée. Ça dépend forcément de ce que la vie fait de la personne et des phases qu’elle traverse. Pour faire ce que faisait Virginie Dedieu à Barcelone, il fallait être très, très à l’aise dans ses baskets.

Jusqu’où peut-on aller ?

(Longue respiration.) Je faisais partie du ballet tricolore qualifié pour les Jeux d'Atlanta, en 1996. On avait ambitionné de raconter un moment d'histoire et on avait monté quelque chose autour de la Shoah. Les filles, le chorégraphe, tout le monde s'était investi à corps perdu. On avait énormément travaillé en amont, on avait lu des livres, vu la Liste de Schindler et le film de Claude Lanzmann… Quelques mois avant les Jeux, en Coupe d'Europe, on avait battu les Russes et on avait vu descendre vers nous les juges en larmes. Puis, ça a tourné. Une personne a écrit au journal l'Equipe pour s'indigner : «On n'interprète pas la Shoah avec des filles en maillots de bain.» Une association juive new-yorkaise a projeté d'acheter tous les tickets pour la finale olympique et d'y envoyer des gens qui tourneraient le dos. Le ministre des Sports [Guy Drut, ndlr] a intercédé pour qu'on fasse autre chose. On ouvrait les JT de 20 heures avec les caméras en face de l'hôtel où nous étions en stage, on restait prostrées. On se cachait sous les couvertures, on n'osait plus sortir. On a changé le programme et on est allées au bout, à Atlanta, cinquièmes, mais ça a été infernal.

Mais n’était-ce pas compliqué pour les juges d’évaluer un programme avec une charge émotionnelle ?

Pourquoi le sport ne pourrait-il pas traiter des sujets dont s’emparent le cinéma ou la littérature ? Tant mieux s’il y a de l’émotion. Quant aux juges, ils sont formés pour faire la part des choses. Il faut quand même expliquer ce qu’est la natation synchronisée : si on me parle d’une performance exclusivement physique, avec une fille très haute sur l’eau qui tourne à toute vitesse… dans ces cas-là, d’accord, mais on parle de natation gymnique. Pas de natation synchronisée.

Mais ne peut-on pas être ému par une pure performance athlétique ?

Si. Ça m'est arrivé en avril à Rio, lors des qualifications pour les Jeux avec les Japonaises. La perfection technique. Pas un truc qui dépasse. Après, pour l'épreuve du duo, j'aime beaucoup les Espagnoles Ona Carbonell et Gemma Mengual. Mengual est née en 1977, elle a été là durant toute la carrière de Virginie Dedieu [en équipe de France espoirs dès 1993, ndlr] et elle a arrêté pour avoir deux enfants et les élever. Puis, elle n'a repris que pour accompagner Carbonell, treize ans de moins qu'elle, dans sa course à la médaille. L'histoire est belle. La chorégraphie aussi : elles sont très expressives, elles dégagent quelque chose qui leur appartient.