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Libération
Reportage

Haltères ego

Jeux olympiques de Rio 2016dossier
Plongée dans le concours des plus de 105 kilos, chez les hommes forts parmi les hommes forts.
Le Georgien Lasha Talakhadze vainqueur du concours en plus de 105 kilos. (Photo Goh Chai Hin. AFP)
publié le 17 août 2016 à 7h12

On connaît peu de disciplines olympiques qui coupent le souffle comme l’haltérophilie. C’est le spectacle de la souffrance. Comment on y entre, comment on en sort. On s’est posé mardi devant la compétition masculine des plus de 105 kilos et on a vu tomber un record du monde (473 kilos, nouvelle marque) dans la poche du médaillé d’or géorgien Lasha Talakhadze, son compatriote Irakli Turmanidze prenant le bronze et l’Arménien Gor Mynasyan repartant du pavillon de Riocentro avec l’argent.

Et on en a pris plein la gueule. Comment on entre dans cette souffrance : le public peut voir via un écran ce qui se trame dans la salle d’appel. On voit ceux qui parlent tout seul, ceux qui se donnent de la consistance pour reconstituer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes avant d’éprouver cette image sur la ligne de front que figure la barre, d’autres encore que les soigneurs essayent d’étirer – autant tenter d’assouplir un tronc d’arbre.

La suite est plus aiguë encore. Arrivé devant la charge, l’Egyptien Ahmed Mohamed a fait sa prière. Turmanidze, lui, attendait de plonger ses mains dans la magnésie pour jeter un coup d’œil très bref sur la barre, la promettant à la torture. L’Arménien Gor Mynasyan frottait ses deux poings au-dessus de ses sourcils, tirant la peau de son front vers l’extérieur du crâne. L’Iranien Behdad Salimikordasiabi, qui a perdu son sceptre olympique à Rio, feignait l’indifférence jusqu’au dernier moment, tentant d’expédier ça comme en passant, comme si ce n’était pas plus compliqué que d’ouvrir une porte.

Rois ou voyous

Comment on en sort : en voyou, en faisant mine de sentir la barre glisser de ses mains avant de la monter parce qu’on se sait battu. Comme un roi, comme ceux qui lèvent la barre et tiennent la position immobile une ou deux secondes de plus que nécessaire, éprouvant leur puissance et jouant avec le public avec narcissisme. Le plus beau est cette fraction de seconde où l’haltérophile sent qu’il ne peut pas, ses yeux qui se ferment en signe de renoncement et le léger boum des 200 à 250 kilos qui tombent sur le tapis, comme s’il s’abandonnait à cette petite mort qu’est la douceur de vivre sans cette barre à monter au-dessus de sa tête.

En Occident, l'haltérophilie n'existe plus. La discipline est un reliquat de l'Olympisme antique, une survivance plus proche du phénomène de foire – on parle de «l'homme le plus fort du monde» pour qualifier celui qui, comme Talakhadze, domine les toutes catégories – que du sport. Pendant que les mecs faisaient leur concours et arrachaient les montagnes du sol, certains journalistes les scannaient par ordre d'apparition, un peu comme quand le protagoniste de Minority Report voit son passé s'inscrire sur un écran quand il passe devant une cellule photoélectrique : contrôle positif à la norandrostérone pour Mynasyan en 2013, deux ans de suspension, Tamoxifen pour le Tchèque Jiro Orsag, deux ans, no-show (non-présentation à un contrôle) pour le nouveau champion olympique en 2013, deux ans… Durant la conférence de presse post-compétition, aucun des médaillés n'est monté aux rideaux. Pas la peine non plus.

Bilan consolidé

Une journaliste japonaise a demandé à Talakhadze ce qui, des 250 kilos soulevés à l'épaulé-jeté ou de sa médaille d'or, pesait le plus lourd : «Pour moi, c'est plus facile de soulever la charge que de comprendre le sens de la médaille.» Il lui suffisait pourtant de jeter un coup d'œil au fond de la salle : les journalistes de son pays faisaient un foin du diable, lançant leur survêtement – aux couleurs de la Géorgie, les mêmes que les athlètes – à travers la pièce malgré la climatisation polaire.

Seize haltérophiles médaillés à Londres en 2012 ont été disqualifiés pour dopage après un nouvel examen des échantillons d’urine prélevés à l’époque. Ça pourrait poser la question du bilan, disons consolidé, de Rio. Mardi, les médaillés n’ont même pas été interrogés là-dessus. On était entre adultes. Quoi qu’il advienne, Talakhadze et ses copains journalistes auront eu le sentiment d’avoir mis leur pays – ainsi qu’eux-mêmes – sur la carte. Pour notre part, on a bel et bien vu des démonstrations de courage d’un autre âge. Si peu qu’on prenne, on le prend quand même.