Au jeu du parcours héroïque et de la parabole contemporaine, Zelimkhan «Zelim» Khadjiev, seul lutteur français présent à Rio (1) se pose là. Un réfugié tchétchène naturalisé français (et fier de l’être) qui a connu la guerre, la misère et les frontières traversées en douce, un musulman pratiquant qui clame son amour du drapeau tricolore à longueur d’interviews et qui a grandi à Nice, endeuillé récemment par le terrorisme… En voilà du symbole.
Avant d’entrer dans le biographique, il faut parler lutte et de ce qu’elle représente aujourd’hui dans l’olympisme moderne. Sans quoi l’histoire de Zelim Khadjiev ne peut se comprendre. La lutte, c’est le premier des sports. Et c’est pourtant une discipline tricarde, que le Comité international olympique (CIO) a essayé de bazarder en 2013, en proposant de la supprimer du programme des Jeux de 2020 et 2024 (l’instance est depuis revenue sur sa décision).
C’est aussi le sport de ceux qui n’ont rien. Les sociologues d’ascendance bourdieusienne appliquent une règle quasi mathématique : moins il y a de distance entre les corps des adversaires dans les sports de duel, et moins il y a de matériel nécessaire, et plus la discipline est pratiquée par les couches les plus défavorisées de la société. C’est toute la différence entre le tennis, bourgeois, où un filet sépare les compétiteurs qui ne touchent la balle que du bout d’une raquette, et la lutte, où, peau contre peau, la sueur et les corps se mélangent. A la course au plus prolo, la lutte franchit toujours la ligne en premier.
C'est enfin un truc presque ésotérique, limite incompréhensible (cela dit, une règle simple permet de différencier lutte gréco-romaine et lutte libre : la première n'autorise que les saisies du haut du corps alors que la seconde, comme son nom l'indique, n'a aucune restriction). Un sport sans chichi - où des types en barboteuse et aux visages limés par le tapis combattent front contre front, si courbés qu'on dirait une baston d'équerres en pâte à modeler dans un cercle jaune canari, devant des tribunes souvent clairsemées, même pour les grands championnats -, non diffusé à la télé et dont on regarde les meilleurs moments sur YouTube, souvent en vidéo amateur. La laideur y est retournée, appréciée même : plus un visage est cabossé, plus les lutteurs l'envient autant qu'ils le craignent - «Quand on voit un mec avec une tête comme ça, on se dit : "Lui, il a bien morflé, il a bien travaillé"», commente Khadjiev.
Chou-fleur
La sienne, ça va. Juvénile avec sa barbe clairsemée d'ado et ses yeux en amandes. Mais ce qu'on remarque évidemment, ce sont ces oreilles en chou-fleur, à 22 ans seulement. Chez les lutteurs, les oreilles en chou-fleur sont quasi obligatoires pour être pris au sérieux. Chuck Palahniuk, l'auteur de Fight Club, s'était, dans les années 90, passionné pour la mystique doloriste des lutteurs gréco-romains d'Amérique (2), où le sport jouit toujours d'une certaine popularité sur les campus (c'est d'ailleurs l'Américain Jordan Burroughs, double champion du monde et champion olympique en titre, qui part favori chez les moins de 74 kg, la catégorie de Khadjiev). Palahniuk rapportait que les choux-fleurs étaient si importants que certains lutteurs se malaxaient les oreilles dix minutes tous les soirs après l'entraînement pour être bien sûr d'exploser leur cartilage et d'avoir les oreilles gonflées. Les lutteurs vivent dans leur monde, un monde qui ne cherche pas à plaire ou à convertir, avec leurs codes et leurs vies de sacrifice (les régimes, les blessures, les stages dans les gymnases surchauffés de l'espace postsoviétique) que personne ou presque en dehors d'eux ne comprend. «C'est très dur, ça fait mal, et c'est ingrat, même si tu t'entraînes beaucoup, confirme Khadjiev. Tu dois suer, suer, suer. Et je remarque que les gens qui ont une vie paisible ne sont pas prêts à supporter tout ça pour un simple résultat en lutte. Alors que nous, dans les pays de l'Est, on aime suer. On admire celui qui a bien souffert.»
Zelim Khadjiev a commencé la lutte à 7 ans, comme la plupart des gamins de son village tchétchène du Daghestan, république fédérale de Russie dans le Caucase. Son père est vétérinaire, sa mère institutrice. Puis vient la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2000). C'est l'époque où Vladimir Poutine promet de «buter les terroristes jusque dans les chiottes». Depuis 1994, le Caucase est à feu et à sang - au moins 150 000 morts et 300 000 réfugiés, soit 20 % de la population.
La famille Khadjiev tient un long moment avant de se résoudre à quitter le pays en 2005. Zelim Khadjiev a 10 ans, la Norvège doit leur accorder l'asile politique. «Mais sur la route, il y a eu des problèmes.» Le périple dure plusieurs mois. «Vous savez, les réfugiés, ils ne viennent pas en avion ! On a pris le train, le bus et, surtout, on a marché… Y a des frontières où on a pointé des armes sur nous. Franchement, c'était galère.» Il dit ça, puis rigole tout doucement, une forme de pudeur qu'il applique à tout : que ce soit les difficultés passées ou présentes. «Honnêtement, j'avais 10 ans, je ne comprenais rien. Mais quand je vois les migrants à la télé aujourd'hui, je peux te dire que c'était la même chose.»
Les Khadjiev débarquent finalement à Nice, grâce à une connaissance sur place : la ville compte 10 000 Tchétchènes, la plus forte diaspora d'Europe. «Le premier truc que je vois, c'est que rien n'est détruit dans cette ville. Puis, c'est les palmiers, les beaux immeubles, la plage.» Et le club de lutte. En attendant les papiers et la scolarisation, Zelim Khadjiev et son frère aîné, Zaour, passent leur journée au club, où 70 % des gamins licenciés viennent du Caucase. Au Daghestan, ils prenaient des coups de corde à sauter quand ils étaient en retard. A Nice, ce sont des pompes à chaque fois que les gosses parlent tchétchène entre eux. «La lutte m'a beaucoup plus intégré que l'école. J'ai voyagé, j'ai rencontré plein de gens grâce à la lutte.» Le président du club se démène pour faire régulariser la famille.
Salto
Pendant ce temps, le cadet des Khadjiev explose tous les jeunes de son âge, même en étant surclassé en compétition. Cela dit, ses parents, qui ont dû, faute de maîtrise du français, abandonner leur métier pour devenir maçon et femme de chambre, préfèrent pour leurs quatre enfants les études à la lutte, jusqu'à ce qu'il se fracasse le crâne dans la cour de récré du collège en quatrième. Un salto propulsé par des camarades maladroits l'envoie à l'hôpital pour six mois. Là encore, «c'est la lutte qui [lui] a sauvé la vie». Sans son cou excessivement musclé de lutteur, il aurait dû se briser la colonne vertébrale et finir paraplégique. Il souffre d'amnésie («Mon enfance, c'est juste des flashs»), prend du retard à l'école. Du coup, il se consacre à la lutte, et personne n'y voit plus rien à redire.
Médaillé européen chez les cadets, il intègre l'Insep à sa majorité. «Mon grand frère était assez fort pour y aller, mais il fallait que quelqu'un reste avec les parents pour traduire et aider. Du coup, moi le petit frère, j'ai été libéré.» La culture du sacrifice, encore. En 2014, il devient champion du monde chez les juniors, une première dans l'histoire de la lutte française, puis poinçonne son billet pour Rio en finissant cinquième des Mondiaux de 2015, à Las Vegas, où les entraîneurs tapaient la belote avec les combattants pour leur éviter de se laisser happer par les machines à sous. En récompense, il a enfin droit à un studio à l'Insep (lui qui partageait sa chambre depuis trois ans) et à une médaille aux emblèmes de Nice, remise par Christian Estrosi, à l'époque maire de la ville et qui voyait en lui «un modèle d'intégration».
«Rocky»
Pourtant, la reconnaissance de ses pairs, il la trouve dans son Daghestan natal, où il est retourné il y a deux ans. «Mon coach avait suivi ma carrière sur Internet. Chez nous, tout le monde connaît les lutteurs, ce sont des petites stars.» Quand la lutte a été temporairement retirée du programme olympique en 2013, le monde s'est écroulé un instant : «C'est comme si on te disait que tu venais d'avoir un diplôme, mais que le métier n'existait plus ! Ça a fait flipper beaucoup de monde.»
Lutteur souple et explosif malgré une allonge un peu courte, il est un outsider qui peut faire la différence sur un gros championnat, alors qu'il lui arrive d'être dilettante en tournoi. Pour marquer les esprits dans son nouveau pays et «lui rendre tout ce [qu'il] lui a donné», Zelim Khadjiev sait qu'il faut décrocher une médaille olympique. Pour ce faire, il s'est mis à la musculation (qu'il déteste) et aux «footings à la Rocky» (qui l'ennuient), en plus des quatre heures d'entraînement quotidien. En revanche, il aime bien les régimes. Pour les Jeux, il a dû perdre 8 kilos par rapport à son poids de forme, après s'être entraîné en faisant le ramadan en juin. «Si on n'a pas de poids à perdre, on a du mal à se mettre dans le tournoi. La faim, ça te met dedans, ça te donne la rage.» Sacrifice et douleur, encore.
(1) Cynthia Vescan, qui représentait la France chez les femmes, a été éliminée jeudi en huitième de finale.
(2) Dans le recueil le Festival de la couille et autres histoires vraies, Folio, Gallimard.