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Libération
Ethiopie

Feyisa Lilesa, la nouvelle course du marathonien éthiopien

Jeux olympiques de Rio 2016dossier
Arrivé deuxième au marathon des Jeux de Rio, le visage de Feyisa Lilesa a fait le tour du monde, volant la vedette au champion kényan Eliud Kipchoge.
L'Ethiopien Feyisa Lilesa croise les bras au dessus de sa tête, geste militant, en franchissant la ligne d'arrivée du marathon hommes, le 21 août. (Photo Olivier Morin. AFP)
par Débora Miezi
publié le 26 août 2016 à 10h40

En passant la ligne d'arrivée du marathon des Jeux olympiques de Rio, l'Ethiopien Feyisa Lilesa a utilisé les dernières forces qui lui restaient pour croiser ses poings au dessus de sa tête. Un geste pour «dénoncer l'attitude du gouvernement à l'égard des Oromos» – groupe ethnique dont il est issu –, expliquera-t-il plus tard, en conférence de presse. Depuis, le médaillé d'argent refuse de rentrer dans son pays, de peur pour sa vie. Malgré les assurances des autorités éthiopiennes, relayées par la radio d'Etat Fana, sur la nature de l'accueil qui serait réservé au marathonien «au même titre que les autres membres de l'équipe olympique éthiopienne», Feyisa n'a pas pris l'avion du retour avec ses camarades. Et à l'arrivée de la délégation d'athlètes éthiopiens dans la capitale Addis-Abeba – le 22 août – les responsables sportifs du pays ont félicité les membres de l'équipe olympique, sans citer la médaille d'argent du marathonien protestataire, refusant même de répondre à toute question le concernant.

Après la course déjà, un malaise s'était fait sentir sur la chaîne gouvernementale EBC Channel 3 : l'arrivée du coureur a bien été diffusée mais elle n'a fait l'objet d'aucun ralenti, comme les chaînes du monde entier le font d'ordinaire pour célébrer un champion local. Sur les écrans éthiopiens, c'est le Kényan Eliud Kipchoge qui a eu droit à toutes les louanges. Membre de la direction de la chaîne, Habte Gemeda justifie l'absence de ralenti par le «temps limité qui ne permet pas de diffuser des ralentis de tous les vainqueurs». Il réfute les accusations selon lesquelles la chaîne aurait tenté de censurer le geste de Feyisa Lilesa : «Nous n'avons aucun problème avec son geste qui a d'ailleurs été diffusé sur notre chaîne

«Discret» mais «déterminé dans ses choix de vie»

Bien qu'il le décrive comme «discret» dans la vie de tous les jours, son agent Federico Rosa – qui vit en Italie et le suit depuis trois ans – n'est pas étonné de le voir prendre position publiquement. «Feyisa est une personne droite et déterminée dans tous ses choix de vie, il sait ce qu'il fait.» indique-t-il à Libération. C'est donc conscient des risques potentiels que le père de deux enfants, restés en Ethiopie avec sa femme, a enfreint, comme d'autres avant lui, la charte des Jeux olympiques.

L'organisation a bien du mal à se préserver de la politique, malgré des règles strictes. Tout le monde se souvient de cette image du podium du 200 m des Jeux olympiques de Mexico, en 1968 où chacun des sprinters noirs-américains Tommie Smith (1er) et John Carlos (3e) avait un poing levé ganté de noir et la tête baissée, pendant l'hymne américain. Ce geste – qui est un symbole souvent associé au Black Panther Party – leur a valu d'être exclus à vie des Jeux olympiques dont la charte interdit toute revendication politique. Toutefois, depuis le geste du coureur éthiopien, le Comité international olympique n'a pas réagi, alors que, plus tôt dans la compétition, il avait renvoyé le judoka égyptien lslam El Shehaby, après que ce dernier a refusé de serrer la main de son adversaire israélien Ehud Vaks. Lilesa n'a exprimé aucune inquiétude concernant sa sanction éventuelle par le CIO. Ce qu'il craint le plus, c'est le sort qui lui sera réservé s'il rentre en Ethiopie.

De nombreuses personnes touchées par son histoire

«Si vous parlez de démocratie, ils vous tuent. Si je retourne en Ethiopie, peut-être qu'ils vont me tuer, ou me mettre en prison.» Dans cet Etat de la corne de l'Afrique, la révolte des groupes ethniques oromo et ahmara – qui représentent 60% de la population – contre ce qu'ils perçoivent comme une domination sans partage de la minorité des Tigréens (6%) fait face à une répression violente et meurtrière. Depuis novembre 2015, Human Rights Watch a recensé plus de 400 morts et des dizaines de milliers d'arrestations. «J'ai des proches en prison au pays», a confié l'athlète. Autant de raisons de se méfier des mots de Getachew Reda, le porte-parole du gouvernement éthiopien, lorsqu'il affirme que «Lilesa ne rencontrera aucun problème en raison de sa prise de position politique».

Feyisa Lilesa a donc décidé de rester au Brésil. Selon plusieurs médias, il aurait effectué une demande d'asile aux Etats-Unis, ce que le département d'Etat américain n'a pas confirmé. Touchés par son courage, de nombreuses personnes ont contribué à une campagne de crowd-funding pour financer d'éventuelles démarches de visa. Si bien que l'objectif de 10 000 dollars fixé par Solomon Ungashe – le Californien à l'origine de la collecte – a été dépassé dès le premier jour. «Il n'y a pas de droit plus important que le droit à la vie et les Ethiopiens ne l'ont pas aujourd'hui» a commenté ce dernier sur sa page Facebook.