Menu
Libération
Cyclisme

Sagan trop fort pour les sans-grade

Sur les routes du Qatar, Le Slovaque conserve son titre mondial devant Cavendish et Boonen. Mais le peloton a failli laisser la victoire à une palanquée de petits coureurs : trois Africains dont un surfeur, un Néerlandais trop honnête et un Français qui a failli mourir dans une chute.
Le Slovaque Peter Sagan et son maillot arc-en-ciel de champion du monde, le 16 octobre 2016 à Doha au Qatar (Photo KHALED DESOUKI. AFP)
publié le 16 octobre 2016 à 18h58

Le problème, avec le Qatar, c'est les grains de sable. A peu de choses près, les Championnats du monde de cyclisme sur route 2016 auraient pu couronner un Sud-africain inconnu au bataillon, Nicolas Dougall, un amoureux du ski, du kitesurf et autres sports de glisse comme le vélo. Né en Grande-Bretagne, nationalité australienne et licencié à «Joburg», ce jouisseur tranquille finit 18e d'une des courses les plus clinquantes de la saison. Autre anonyme, lui aussi passé proche du succès (17e), Tom Leezer, aurait achevé de tourner en ridicule les premiers Mondiaux de cyclisme attribués à un Etat du Golfe. Mais le Néerlandais aurait bien mérité le titre suprême. Au printemps, sur un contre-la-montre, ce rouleur calviniste avait signalé une erreur de chronométrage en sa faveur, au lieu de la boucler et d'en profiter.

Le podium est un mirage. Tout en haut, le Slovaque Peter Sagan, déjà numéro 1 du peloton et maillot vert sur le dernier Tour de France, se succède à lui-même sur les tablettes des championnats du monde. L'argent revient à Mark Cavendish, le bronze à Tom Boonen. Des noms qui en jettent et qui laissent de la poussière d'or sur l'affiche d'une édition 2016 controversée : météo de braise, spectateurs évaporés, triomphe du marketing cynique. Sur ce podium, il n'y a pas matière à reproches. Au contraire, ces trois mandarins du sprint n'ont pas attendu le sprint.

177 kilomètres avant l'arrivée, ils ont passé le nez par la fenêtre. Le temps qu'il fait ? Beau, quelle question ! Au moment opportun, Sagan et la bande sont donc revenus sur une échappée de sans-grades alors que le peloton explosait sous la pression de l'équipe nationale belge : un «coup de bordure» d'anthologie, lancé à travers un désert calciné, qui consiste à mettre les adversaires «dans le vent». Placés trop loin, pas assez en jambes, la plupart des favoris n'ont pas réagi. Chez les Français, Nacer Bouhanni perd plus de cinq minutes, Arnaud Démare une vingtaine, si bien que les commissaires l'ont prié de descendre de vélo. Démare ne tourne pas autour du pot : «On a été mauvais.»

Petit personnel

Le peloton a tellement déconné qu’au total, 146 concurrents ont été priés d’arrêter. Sur un parcours pourtant très accessible, lissé au fer de coiffure anti-mèches : une humiliation. Mais la désinvolture se paie toujours. Chaque année, c’est la même chose : les barons laissent partir les sans-grandes, s’amusent avec eux, les avalent et les recrachent comme des noyaux de cerise quand bon leur semble. En 2010, le scandale était tout proche sur les Championnats du monde, en Australie. Cette année-là, la meute avait accordé 23 minutes d’avance à cinq obscurs échappés. Le peloton avait failli prendre un tour de circuit de retard et se retrouver hors course… Terrifiée à l’idée qu’un petit Ukrainien grimpe sur le podium, l’Union cycliste internationale était sortie de sa réserve et avait demandé aux équipes de réduire l’écart.

Dimanche, les tauliers ont accordé presque onze minutes au petit personnel. C'est déjà énorme. Si les Belges de Boonen ou la garde slovaque de Sagan n'avaient pas fait le forcing, peut-être qu'aucun leader ne serait revenu à l'avant. En fin de compte, le groupe d'une vingtaine de concurrents qui se sont disputés la victoire comprenait encore une moitié d'égarés, qui s'accrochaient toujours à leurs illusions depuis le matin. Une assemblée mi-chevaliers mi-écuyers, dans laquelle il y avait trois Africains : l'Erythréen Natnael Berhane (13e), qui serait devenu le premier noir africain à découvrir le Tour de France en 2014, si son leader Thomas Voeckler ne l'avait pas pris en grippe (il participe finalement en 2016, un an après ses compatriotes Teklehaimanot et Kudus). Egalement en tête, le Marocain Anass Ait el Abdia (17e), déjà en vue aux Jeux olympiques malgré sa préparation affaiblie par le jeûne du ramadan, et enfin le surfeur Nic Dougall (18e).

Et pourquoi pas un champion du monde canadien ? L'inattendu Ryan Roth, membre d'une équipe de troisième division mondiale, se classe 15e. Et pourquoi pas français ? En l'absence de ses patrons, le Picard William Bonnet a fait le sprint de sa vie : il se hisse à la 8e position. Dommage qu'il n'aime pas trop les rêves, car c'était un beau mythe du retour. Le 6 juillet 2015, Bonnet avait failli laisser sa peau sur la troisième étape du Tour de France, entre Anvers et Huy, dans les Ardennes belges. La chute s'était produite à 70 km/h en ligne droite. La course avait été neutralisée pour laisser passer l'ambulance. Traumatisme crânien, vertèbre cervicale brisée et déplacée, trois mois de corset… Bonnet, 34 ans, a repris le vélo. Parfois, il a peur, mais pas trop. Ce championnat du monde au Qatar aurait pu être le sien comme celui de tous les hommes de l'ombre. Bonnet n'a pas de regret. Il regarde le podium et dit : «J'ai fait mon boulot.»