Rien de tel qu'une petite polémique arbitrale pour faire tomber les masques. «Qu'est-ce qui vous arrive ? Pourquoi vous faites ces têtes d'enterrement ?» Euh… nous ? On s'est pointé samedi au stade de la Beaujoire de Nantes pour voir les locaux perdre (1-2) le derby face à Rennes (cent bornes entre les deux villes).
Et on est tombé sur l'entraîneur des Canaris, René Girard, secouant une vingtaine de journalistes quelque peu craintifs de lâcher un mot de trop. Les faits : à 1-1, le milieu des Canaris Adrien Thomasson choisit de tirer rapidement un coup franc… sur un attaquant rennais situé à deux mètres, alors que la distance réglementaire est de 9,15 mètres. Les visiteurs l'ont emporté là-dessus, l'arbitre a rappelé à un Girard fumasse un point de règlement méconnu stipulant qu'un joueur prenant le risque de précipiter l'exécution d'un coup franc doit en assumer - vérification faite, c'est plutôt «peut» en assumer - les conséquences et pan, c'est Noël : on est dans le champ d'interprétation de l'arbitre, il est ici pour ça. Dit autrement : il ne s'est rien passé. Mais c'est là que le football fait parler son génie.
Et qu'il passionne. Un joueur nantais : «Il vaut mieux que je ne parle pas. Vraiment, c'est mieux pour tout le monde.» Thomasson, tout en maîtrise : «Tout ce que je peux dire, c'est que je regarde les matchs toutes les semaines et que je n'ai jamais vu un arbitre évaluer une situation de la sorte. Après, si je ne joue pas rapidement, il n'y a pas but. Je prends une part de responsabilité. Mais quelqu'un d'autre [l'arbitre, ndlr] a une part plus grande encore.»
Un autre : «On a fait preuve de naïveté.» Les deux premiers laissent en suspens l'idée d'une injustice, sans l'assumer pour autant. Il faut aussi se méfier du troisième : il sait que la presse lui prêtera une hauteur de vue, ce qui laisse supposer que cette perception favorable est le but de la manœuvre. Après, ça n'empêche pas qu'il peut penser ce qu'il dit. On a choppé des maux de tête. A quoi bon écouter ces gars-là ?
«Les lois, ce sont les arbitres qui les font»
Qui croire ? Girard, donc. Tout en fureur rentrée. Une rage franche, d'un bloc, venue du fond des âges. Un présent lui rappelle la règle. «Les lois… Je ne suis pas dans le foot depuis hier [ça fait un demi-siècle en fait, formation et carrière de joueur compris]. Les lois, ce sont ceux qui ont le sifflet qui les font.» Face à lui, les journalistes ont peiné à relancer. Du coup, l'entraîneur nantais leur a demandé pour les têtes d'enterrement.
Il ne faut pas se tromper. Ce n'est pas la crainte de se faire rincer verbalement par Girard qui a rendu l'assemblée muette : les liens entre les médias et les coachs sont désormais tellement distants que ça ne changerait pas grand-chose, et les conférences de presse étant filmées, un petit buzz de derrière les fagots est à la limite bon à prendre. La gêne est ailleurs : rentrer dans le storytelling public de la soirée (péché mortel pour un reporter, tenu à la stricte observation) en cas de réaction ciblée du coach, du genre «Tu n'as qu'à demander à ta mère», un truc qu'il a lâché à un journaliste début octobre.
«Le mal par le mal»
A nous, Girard avait raconté tout autre chose un matin où on lui avait rendu visite au domaine de Grammont, alors qu'il entraînait une équipe du Montpellier HSC qu'il allait emmener jusqu'au titre de champion de France en 2012. Il avait parlé de ses difficultés au début des années 90, quand il avait repris avec sa femme un tabac-presse «ouvert du lundi matin 6 heures au dimanche midi» dans sa ville natale de Vauvert (Gard). Et donné une anecdote remontant à sa condition de joueur sous la poigne d'acier du coach Kader Firoud, disparu en 2005, auquel Girard voue une admiration sans limite. Un soir de défaite, l'équipe de Nîmes où évoluait Girard dînait dans une sorte de réfectoire. Personne n'osait toucher ses couverts : chaque joueur savait qu'au premier cliquetis, Firoud allait passer son incommensurable colère sur le coupable, bouc émissaire du dégoût ressenti par l'entraîneur durant la partie.
Samedi, devant Girard, on a eu l'étrange sensation d'être à la place qu'il occupait à l'époque, les mots remplaçant le couteau et la fourchette, un coach pour un autre. Bien sûr, l'entraîneur nantais n'a rien dit : s'il est là, c'est qu'il s'est adapté à une époque où les acteurs du jeu vivent sous haute surveillance médiatique et où les meilleurs joueurs ont le pouvoir de changer d'air au premier mot de trop. Mais l'idée était dans l'air. «Le mal par le mal» (Girard parlant des méthodes de Firoud), des séances physiques jusqu'à vomir parce qu'on s'est fait marcher dessus la veille, le foot entendu comme une plongée dans une sorte de fond primitif pour se régénérer et, qui sait, y puiser des ressources nouvelles. Le courage, la prise d'appui sur un environnement décrété hostile - une rédaction entière tantôt qualifiée de «bande de salopards» - et une volonté éperdue de sortir de la masse des anonymes et d'exister aux yeux de tous pour ce que l'on pense être. Girard est dans l'idée du vrai. Samedi, à la Beaujoire, il a croisé son antithèse, celui qui aura incarné l'idée du beau dans l'Hexagone pendant près de vingt ans, jusqu'à ce que l'arrivée des gazo-dollars qataris au Paris-SG en 2011 hausse quelque peu ce que le public français était en droit d'attendre d'une rencontre de Ligue 1 : Christian Gourcuff, le père de l'autre, qu'il entraîne à Rennes depuis juillet.
A l’épreuve d’un match de foot, le père et le fils forment un drôle de couple. Quelque chose les lie dans le jeu. Sur le terrain, toutes les initiatives de Yoann sont collectives, sans doute parce qu’il ne peut pas plus à ce stade - il joue sur une jambe - mais aussi par tropisme personnel, l’art du joueur consistant depuis le premier matin à proposer des solutions de passe au porteur du ballon pour fluidifier sa progression vers le but adverse. Il nous semble qu’il y a plus : des prises de parole devant ses équipiers pendant l’échauffement, une disponibilité qui étonne parfois en interne, alors que Yoann Gourcuff a marché en solitaire partout où il est passé, et l’impression diffuse d’un joueur s’ouvrant un peu pour faciliter la vie d’un paternel qui hérite d’une situation pas banale, possiblement explosive si le vestiaire rennais rejette l’ex-meneur de jeu tricolore comme ceux de Lyon, du Milan AC et même (en partie) des Bleus dans le passé.
Défilé dans l’avion
Si l’on écarte les pistes psychologisantes qui font florès dans un milieu fasciné par ces deux-là, il demeure l’idée d’un équilibre. Et d’un joueur qui fait beaucoup pour que ça fonctionne, dans un contexte aimable après une carrière de grand brûlé dans des environnements perçus par lui comme violent et retors. Sinon, son entraîneur de père vit sa vie.
Samedi, il parlait de football avec une clarté biblique après le match, il en parlait tout aussi simplement sur la pelouse avant la partie, il parle de football avec tout le monde, tout le temps. Le reporter a deux problèmes : lui poser des questions à la hauteur et faire la part du on et du off, l'entraîneur breton étant de toute façon de taille à assumer tout ce qu'il raconte. En août, dans l'Equipe, il avait ainsi brisé un tabou : oui, les Bleus sont arrivés en finale de l'Euro 2016 avec un jeu assez pauvre ; non, le technicien qu'il est ne s'était pas plus retrouvé dans le contenu collectif des matchs que dans les commentaires dithyrambiques qui les accompagnaient et, d'ailleurs, s'il faut faire primer le nationalisme sportif sur ce que le foot dit de lui-même, autant le dire tout de suite. Une sanctuarisation qui a beaucoup fait pour l'estime que lui ont portée les joueurs partout où il est passé : en mars, alors qu'il avait annoncé aux internationaux algériens qu'il lâchait la sélection pour reprendre un club en France, ses joueurs se sont succédé devant la place de l'avion qu'il occupait lors de l'ultime voyage retour depuis Addis-Abeba (Ethiopie) pour lui demander de rester, ébranlant profondément un homme qui s'était ingénié, en Algérie comme partout, à mettre une distance entre lui et ceux qu'il dirige.
Samedi, sans surprise, Gourcuff a eu le triomphe modeste : «Le championnat de France ne s'arrête pas ce soir, ni même celui de Bretagne (sourire). On n'a pas maîtrisé de A à Z.» Lui court après une idée. Pour tout dire, l'équipe entraînée par Girard, le soi-disant pragmatique, le soi-disant terrien, avait plutôt mieux joué que la sienne malgré la défaite. Pour ce qu'un résultat dit vraiment du jeu de football…