«J'ai toujours envie.» Joint au téléphone ce mardi soir par Libération, Thibaut Pinot n'a pas changé d'avis sur son principal objectif de la saison prochaine : non pas le Tour de France en juillet, mais le Tour d'Italie (le «Giro»), qui se tiendra du 5 au 28 mai et dont le parcours de la 100e édition a été dévoilé ce mardi en présence de nombreuses gloires du vélo. Plus précisément, il s'agirait pour Pinot, 3e du Tour de France 2014 et vainqueur d'étape à l'Alpe d'Huez en 2015, de viser le classement général sur le Giro, puis de s'aligner sur le Tour dans un état d'esprit plus libéré. En chasseur d'étapes ? Dans la quête d'un maillot à pois de meilleur grimpeur ? L'effort principal serait quoi qu'il en soit concentré sur le Giro. Son confrère Romain Bardet, 2e du Tour de France cet été derrière le Britannique Christopher Froome, aimerait lui aussi obliquer vers l'Italie. Et sortir, pour une année, des paramètres de la lutte pour le maillot jaune. Ce changement de programme, voire d'état d'esprit, comporte son lot de risques pour la carrière sportive des deux leaders de la nouvelle vague française, tous deux 26 ans. Quelques dangers aussi pour leur image de marque. Le verdict devrait tomber d'ici la mi-novembre. Leur état-major respectif, l'équipe de la FDJ (Pinot) et d'AG2R La Mondiale (Bardet), soupèse ces jours-ci avec beaucoup de soin les avantages et les inconvénients à s'engager dans l'épreuve la plus mythique, mystique et mastoc du calendrier : le Giro d'Italia.
Le parcours : gare aux chronos
Le Giro, c'est toujours gros. Départ de Sardaigne, arrivée à Milan sous la forme d'un contre-la-montre. De la montagne à profusion, ce qui devrait ravir aussi bien Pinot que Bardet. La seizième étape ranime tout particulièrement la légende d'une épreuve sculptée par ses grimpeurs : il faudra escalader le Mortirolo (1854 m) et deux fois le Stelvio (2758 m), sur 227 km interminables, plus de 6h de vélo. La distance totale des contre-la-montre, 67 km, constitue un atout pour Pinot, actuel champion de France de la discipline : «Ce n'est pas pour me déplaire, bien au contraire, dit-il à Libération. Un grand tour qui se termine par un chrono, ça me convient.» Le volume est plus réduit sur le Tour de France, ce qui sied mieux à Bardet, en progrès mais encore limité dans l'exercice sur le plat (il y aura 13 km le premier jour à Düsseldorf en Allemagne et 23 km l'avant-dernier jour à Marseille).
Mais la compatibilité du parcours n'est pas le seul facteur qui rend une course «gagnable». «On ne connaît pas encore l'état des forces en présence, rappelle Jean-Baptiste Quiclet, l'entraîneur de Romain Bardet, joint par Libération. Cette année, dans la perspective des Jeux olympiques de Rio au mois d'août, 43 coureurs du Top 50 mondial étaient engagés sur le Tour contre 13 sur le Giro. Mais quels seront nos potentiels adversaires en 2017 ?» Le Britannique Christopher Froome, lauréat du Tour cette année pour la troisième fois, laisse entendre qu'il aimerait bien s'inviter sur le Giro. Pourtant, il n'y a quasiment aucune chance qu'il soit au départ. Son équipe, le Team Sky, n'a d'yeux que pour le Tour de France malgré les intérêts financiers de son sponsor en Italie. Et chacun sait aujourd'hui qu'il est physiquement impossible de gagner le Giro et le Tour la même année : dates rapprochées, enchaînement trop dur… Le dernier auteur du doublé remonte à 1998. Il s'appelait Marco Pantani.
Le plan de carrière : se relancer
Bardet et Pinot sont sur la même ligne : une participation au Giro, avec une ambition de victoire finale, serait une bonne répétition avant le Tour (2018, donc). «Je voudrais me remettre dans la dynamique d'un bon classement général sur une épreuve de trois semaines, explique Pinot. Je sors de deux échecs sur le Tour de France de ce point de vue là – ou un échec et demi, si on considère que ma victoire à l'Alpe d'Huez a rattrapé un peu les choses.» Depuis ses débuts fracassants en 2012 (plus jeune coureur à se glisser dans le top 10 depuis 1947!), Pinot a terminé 3e en 2014 derrière l'Italien Vincenzo Nibali et le Français Jean-Christophe Péraud. Et «c'est tout» pour ce qui concerne le Tour de France.
«Romain est dans une logique différente de la mienne, concède Pinot. Lui, il sort d'une deuxième place dans le Tour, il n'a pas besoin de se relancer !» La semaine dernière, lors de la présentation du parcours 2017 du Tour de France, à Paris, Romain Bardet semblait justement revenir sur ses intentions de tout miser sur le Giro : «Une chose est sûre : le Tour de France reste pour moi une priorité de la saison. Je vivrais très mal le fait de le vivre devant ma télé !»
Le plaisir : ils adorent l’Italie
Les deux meilleurs Français kiffent l'Italie. Tatouage sur le bras de Pinot : «Solo la vittoria e bella» (seule la victoire est belle, comme on dit plutôt par chez-lui, en Haute-Saône). Dans la péninsule, il remporte le premier grand résultat de sa carrière en 2009, le Tour du Val d'Aoste, puis la Semaine lombarde en 2011. Pinot est tellement passionné du vélo dans ce pays qu'il s'imaginait, aux alentours de 2012, signer un jour pour une équipe italienne. Le Giro, une quête naturelle pour lui. A contrario, il «s'ennuie» sur le Tour de France, épreuve trop étouffante à son goût, avec une cohorte d'obligations économiques et marketing à satisfaire, trop verrouillée également dans ses options tactiques.
Quant à Bardet, comme tout amoureux de l'histoire du cyclisme, il vénère cette Italie qui entretient un lien quasi-religieux avec ce sport. Ce n'est pas un hasard si l'Auvergnat se dépouille chaque fin d'année pour tenter de gagner le Tour de Lombardie. Pinot résume un peu du mythe de l'Italie et du Giro : «Franchement, ce serait génial de casser la routine, de tester un col comme le Stelvio où je ne suis encore jamais allé. Bon, c'est vrai, ce ne sera pas facile de faire des reconnaissances, parce qu'il neige juste avant l'épreuve [et parfois pendant, ndlr]».
L’intérêt de leur équipe : priorité au Tour
C'est le principal écueil de leur pari italien. Une grande campagne sur le Giro séduit peu voire pas du tout AG2R La Mondiale et la FDJ, que ce soit l'équipe elle-même ou le sponsor. Il y a beaucoup à perdre et pas assez de retombées médiatiques. Le Tour d'Italie demeure très en dessous du Tour de France pour le grand public, malgré les efforts de communication que les Transalpins déploient depuis cinq ou six ans. «Le Tour de France restera toujours la priorité de la FDJ et c'est normal, note Pinot. Toute la question, c'est de parvenir à peser sur le Tour tout en ayant disputé le Giro juste avant…» En clair, un maillot à pois et des échappées échevelées donneraient un Tour de France très réussi. Pour preuve, AG2R La Mondiale semble enregistrer des indices de notoriété comparables entre la Grande Boucle 2015 de Bardet (victoire d'étape en solitaire, 9e place au classement général) et l'édition 2016 (succès d'étape en solitaire, 2e place au général). Lâcher les chevaux sur le Giro puis «s'amuser» sur le Tour, c'est un scenario acceptable pour les investisseurs.
Pour autant, il y a de sérieuses chances que les managers d'équipes freinent le projet Giro. Car ce serait se priver de leurs leaders sur des épreuves qui se déroulent juste avant ou pendant, par exemple le Tour de Romandie et le Critérium du Dauphiné. Ce serait aussi leur donner des vacances dès le mois d'août, au lieu de fin septembre, pour récupérer des efforts accumulés. «Courir le Giro revient à raccourcir sa saison», estime Jean-Baptiste Quiclet. Or AG2R la Mondiale avec Bardet, pas plus que la FDJ avec Pinot, ne peuvent se passer de leur plus gros scoreur (Bardet a marqué à lui seul 80 % des points UCI WorldTour de son équipe en 2016). Il faut d'autant plus engranger que la nouvelle réglementation prévoit un système de promotion-relégation dans le peloton fin 2017…
Leur image : les fans pourraient apprécier
Si le coureur a envie, si le sponsor et le patron de l'équipe sont d'accord, reste à convaincre le public. «Pour faire un Tour de France "à la carte", hors du schéma d'un classement général, il faut idéalement perdre du temps les premiers jours», analyse Quiclet. Donc ne pas se battre pour les premières positions, voire freiner volontairement. «Mais ce serait une attitude incompréhensible aux yeux du public et des médias», ajoute l'entraîneur. C'est vrai, la plupart des fans s'attendent à voir un Thomas Voeckler dans ce registre d'électron libre, un coureur au soir de sa carrière ou qui a toujours construit son image sur l'opportunisme – le «panache», pour faire plus romantique. Romain Bardet et Thibaut Pinot sont présentés par la presse spécialisée comme des vainqueurs du Tour de France en puissance. Une partie de la presse s'est d'ailleurs braquée quand Pinot a annoncé vouloir jouer les étapes en 2013 et 2015, après une entame de Tour ratée. Selon le rôle qui lui est assigné par les autres, il doit tenir la roue de Chris Froome et, idéalement, passer devant lui.
Cependant, les passionnés de cyclisme devraient apprécier le romantisme du plan Giro. La réputation de la course italienne est très forte depuis trois ou quatre ans, proportionnellement à la désaffection d’un Tour de France standardisé. L’épreuve sera d’ailleurs retransmise sur une chaîne française en accès gratuit (l’équipe 21) en 2017, pour la première fois depuis plus de vingt ans. A cette époque, Laurent Fignon pouvait encore inscrire son nom au palmarès (c’est le dernier Français lauréat, en 1989). En attendant un tricolore triomphant sur Tour, une large partie du public se contenterait bien d’en voir un gagner le Giro. Quitte, l’année suivante, à l’accueillir sur le Tour de France avec une cote d’amour et une pression décuplées.
Notre prono
Il y a moins de 2 chances sur 10 que Romain Bardet se lance sur le Giro en 2017. Et plus de 6 sur 10 pour Thibaut Pinot, qui a besoin de se retaper le moral. Son entourage en est persuadé : dans la forme qu’il tenait toute la saison 2016 (sauf le Tour, son accident de parcours), le Franc-Comtois aurait déjà accroché la première place du Tour d’Italie 2016 en lieu et place de Vincenzo Nibali. Une hypothèse. Mais c’est la classe.