Il y a des matchs qui se terminent dans la fureur et le désordre, des adversaires qui se promettent des retrouvailles corsées, un arbitre regagnant son vestiaire en fixant le sol droit devant lui pour ne pas accrocher le regard du joueur lui demandant des comptes, la bouffée égotique d’un président de club ramenant plus ou moins consciemment à lui le sens d’un soir de match appartenant par nature aux joueurs et au public.
Et il y a ceux qui s’achèvent comme samedi, dans une concorde silencieuse et polie, comme si tout était net, exprimé : le jeu a parlé et puisque les acteurs vivent sous son empire depuis dix à vingt ans, tous acceptent le verdict avec la même solennité. On s’est pointé ce week-end au stade Geoffroy-Guichard de Saint-Etienne pour voir les locaux arracher un point (1-1) à l’AS Monaco.
Et on a vu l'entraîneur des Verts, Christophe Galtier, choisir ses mots d'après-match avec un soin infini, des mots qu'il savait importants dans la mesure exacte où il juge le foot important : «Monaco est un concurrent pour le titre de champion de France. C'est la meilleure équipe qu'on ait affrontée depuis le début de saison [et Saint-Etienne s'est déplacée au Parc des Princes fin août pour y affronter le Paris-SG, ndlr], il y avait une intensité incroyable. J'ai adoré les transitions rapides de leurs quatre joueurs offensifs quand leur équipe récupérait le ballon. Ils font un truc… En fait, leurs deux milieux de terrain excentrés rentrent vers l'intérieur alors que leurs deux attaquants s'écartent vers les côtés. Ça pose un problème pour les harceler. On ne sait plus trop où ils sont. Je me souviens que le FC Sochaux faisait ça, il y a une dizaine d'années. Les coachs qui se succédaient là-bas gardaient tous cette façon de faire, Jean Fernandez, Guy Lacombe, Alain Perrin… C'est assez rare.»
Six adjoints pour dix joueurs
A l'échelle du foot français : peut-être. Au-delà, on ne dit pas. Mais Galtier s'en fout. Il entraîne dans l'Hexagone et s'il a cassé samedi la règle implicite commandant de s'occuper de ses oignons plutôt que de ceux du voisin, c'est qu'il se passe quelque chose. On a ouvert les yeux tout grand. Avant le match : pas moins de six adjoints supervisant l'échauffement des dix joueurs de champ. Pourtant, on jurerait qu'il suffit d'un. Après le match : des dizaines d'employés évacuant les lieux silencieusement, en poussant devant eux d'innombrables malles en métal, comme s'ils évacuaient un sous-marin en pièces détachées. Et un gosse, l'attaquant Kylian Mbappé (17 ans), expliquant ne pas avoir le droit de parler à la presse, apparemment en vertu de sa condition de mineur, «une connerie» selon un habitué.
Après le match, toujours : un disciple du philosophe français Edgar Morin, l'entraîneur portugais du club monégasque, José Leonardo Nunes Alves Sousa Jardim (dit Jardim), se pose devant les micros. A l'usage, c'est un moment dont on ne sait que faire. Sous la mandature de Yann Barthès, le Petit Journal de Canal+ avait fait de Jardim un personnage récurrent, une sorte de petit garçon renfrogné - de fait, ses conférences de presse post-défaite ne dépassent pas les deux minutes - au français hésitant. On peut voir le verre à moitié plein : il s'exprime dans la langue du pays où il exerce son métier, une attitude appréciée par nos confrères de l'audiovisuel qui ne sont pas contraints par la traduction. Ou le verre à moitié vide : la perte de substance est considérable, ce qui peut être aussi le but si Jardim cherche à en dire le moins possible. En outre, il prête le flanc à la caricature. Samedi, le Portugais était manifestement d'humeur : un petit sourire en coin ne l'a jamais quitté, signe qu'il se sentait légitimé par le match de ses joueurs. Une réponse a dépassé le cadre convenu de l'exercice : «Vous me parlez de la jeunesse de Mbappé mais il n'est pas le seul, n'oubliez pas que j'ai un effectif très jeune, Bernardo Silva, 22 ans, Thomas Lemar, 21 ans, Tiémoué Bakayoko, 22 ans, Benjamin Mendy, 22 ans… Le projet, c'est de faire monter ces joueurs [en gamme] pour qu'ils soient forts dans deux ans, voilà l'objectif. Après, je n'oublie pas qu'il faut gagner les matchs.» Pendant que Jardim parlait, ses hommes regagnaient leur bus en traversant un couloir. Un flash : ces films d'anticipation où des explorateurs cosmiques sont plongés dans un monde exclusivement composé d'enfants, signe que tous les adultes sont partis ou qu'ils sont morts.
Il y a de ça : à quelques cadres près, l’espérance de vie sur la Côte d’Azur d’un joueur développé par Jardim est de deux ans, éventuellement trois. Une anecdote à la portée quasi mythologique court dans le milieu et elle remonte au 15 mars 2015 et à un huitième de finale aller de Ligue des champions gagné (3-1) contre toute attente à Londres, face à Arsenal. Au coup d’envoi, le milieu Geoffrey Kondogbia vaut une vingtaine de millions d’euros, le prix payé par l’ASM dix-huit mois plus tôt pour faire venir depuis Séville cet international tricolore à la carrière un peu flottante. Au coup de sifflet final, Kondogbia en valait quarante : il avait fait la preuve - et Monaco aussi, du coup - qu’il était de taille à écraser une rencontre du plus haut standing européen. Il partira en Italie pour ce prix dans la foulée.
Club-vitrine
On a alors compris ce qu’on avait sous les yeux depuis le début : aidée par l’agent portugais Jorge Mendes, auquel elle a un temps donné les clés du club, la direction monégasque a trouvé un modèle économique viable - un exploit dans le foot - en transformant le club en vitrine, l’idée étant d’y faire défiler un volume de joueurs suffisant pour compenser la perte de compétitivité liée aux départs de ceux qu’on a fait progresser. En poussant un peu, on peut y voir une symbiose avec le Rocher : le club-vitrine d’un Etat-vitrine, communiquant à travers le caritatif, le sport ou la culture. Quand le joueur sous contrat avec Monaco ne fait pas la maille à l’usage, on le prête un cran plus bas, ce qui revient à l’exposer dans la vitrine du dessous : Jessy Pi évolue aujourd’hui à Toulouse, Allan Saint-Maximin à Bastia, Paul Nardi à Rennes…
C’est le foot d’aujourd’hui : déterritorialisé, où la valeur est indexée aux mouvements (les transferts) c’est-à-dire aux flux. Il faut cependant un sacré bonhomme pour tenir la barre sportive dans des conditions aussi instables. Samedi, ce sacré bonhomme avait un sourire en coin, un français hésitant et Edgar Morin dans un coin de sa tête.
«Méthodologie écologique»
On avait contacté le club pendant l'automne 2013 pour organiser une rencontre entre le sociologue et Jardim, qui venait de faire part publiquement de son admiration envers un auteur qu'il a découvert à l'université de Madère, à 18 ans, sur les conseils d'un entraîneur de volley-ball : niet, ce qu'on n'a pas fini de regretter. A Saint-Etienne, depuis les tribunes, on a vu des grands dans l'axe, des types puissants sur les côtés et des petits habiles dans le maniement du ballon à la création, à Monaco comme partout, donc. Il faut comprendre que les fils qui tiennent ce jeu sont invisibles. Fin septembre, Jardim levait un coin de voile dans l'Equipe magazine : la «méthodologie écologique», qui consiste à ne pas isoler un paramètre (le travail technique, par exemple) des autres. «Je ne crois pas à la dissociation des exercices. Il faut tous les facteurs en même temps à l'entraînement, et les orchestrer ensemble. Je ne souhaite pas les voir travailler le physique en salle, par exemple. Avec moi, on travaille avec le ballon à 95%. On met ainsi tout en jeu de concert, le physique, la perception de l'adversaire, la technique… Le joueur combine ce qu'il devra reproduire en match.»
Une idée simple : réfléchir le football (et le monde) en termes d’interactions et de complexité, Jardim assimilant les raccourcis utilisant les relations causales - telle équipe a perdu parce qu’elle évoluait dans tel système, pour illustrer - à de la paresse intellectuelle. Comme ça, on dirait que le football ne peut pas marcher autrement et que la culture universitaire de Jardim ou du sélectionneur portugais Fernando Santos (diplômé de l’université d’ingénierie de Lisbonne) leur ont permis d’intellectualiser ce que des entraîneurs sortis du rang font d’instinct. Mais Jardim existe comme ça, avec ses quatre éléments offensifs qui ne sont pas ce qu’ils ont l’air d’être, en équilibre sur une machine qui se nourrit du joueur autant qu’elle le nourrit. Monaco, c’est le vertige.