L’annonce est prévue pour le 11 novembre, jour d’un France-Suède qui peut mettre, en cas de victoire, les Bleus sur l’orbite du Mondial 2018 en Russie. Autant dire qu’elle passera inaperçue : quelques mots lâchés le matin à des journalistes ayant devant eux une longue journée puisqu’ils la termineront quinze heures plus tard devant Dimitri Payet et consorts dans un couloir du Stade de France de Saint-Denis où le regard du public se portera sur le match plutôt que sur la coulisse… Et c’est marre. Ainsi, la candidature d’un Noël Le Graët briguant un troisième mandat à la tête de la Fédération française de football (FFF) à l’issue des élections de mars sera noyée dans l’actualité. C’est le but, bien entendu : le Breton de 75 ans sait depuis longtemps quand la discrétion compte triple. Et c’est dommage puisqu’on parle d’une institution pesant plus de 200 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, comptant plus de 2 millions de licenciés et valant à son président une visibilité valant dix fois celle de certains ministres. D’autant qu’il y a beaucoup à dire, et au moins autant à méditer sur les conditions qui ont amené l’ex-chef d’entreprise, dirigeant de club et homme politique, à rempiler.
Pourquoi cette candidature passe-t-elle mal à la FFF ?
Lors de sa précédente élection, en 2012, Le Graët avait martelé l’idée que ce mandat serait le dernier, avec pour apothéose l’organisation de l’Euro 2016 dans l’Hexagone et une perspective imaginaire et sacrée parachevant près de cinq ans de règne : la remise du trophée du vainqueur au sélectionneur des Bleus, Didier Deschamps, dans la tribune d’honneur du Stade de France le 10 juin, trophée que Le Graët serait allé dans la foulée déposer à l’Elysée sur le bureau de François Hollande, dont l’édile breton aime à rappeler qu’il est proche. Depuis la réforme de 2010, les élections à la FFF se déroulent selon un scrutin de liste, les dix membres présents sur celle de Le Graët composant mécaniquement son comité exécutif - qui comprend en outre les présidents des ligues professionnelle et amateur.
Parmi les personnes présentes sur sa liste, Le Graët avait désigné un héritier putatif, le président de l'AS Nancy-Lorraine, Jacques Rousselot. Voilà quelques mois, les deux hommes échangeaient encore dans cette optique : Rousselot, qui a vendu cet été son club à des investisseurs chinois pour avoir les mains libres, phosphorant par exemple sur la désignation du prochain directeur technique national. Ainsi, le retour de flamme de l'actuel président a été vécu comme une trahison excédant d'ailleurs le cas Rousselot : la plupart des membres du comité exécutif ont défilé pendant dix jours dans le bureau de Le Graët pour lui demander de ne pas rempiler. A chaque fois, la réponse est la même, au mot près : «Les choses évoluent dans la vie.» Elle est jugée un peu courte par ceux qui l'entendent.
Pourquoi Le Graët a-t-il changé d’avis ?
On peut y voir une volonté de s'accrocher coûte que coûte, ce tropisme féroce qui s'attache aux hommes de pouvoir. Vue depuis les couloirs de la FFF, l'analyse est, sinon différente, du moins plus subtile : ce n'est rien moins que Didier Deschamps, le coach des Bleus, qui est l'homme clé du revirement de Le Graët. «Il a réussi à faire passer l'idée que ça pourrait partir en sucette si des changements importants survenaient, explique un habitué. Deschamps a aussi dû lier son sort après 2018 et le Mondial russe [terme de son contrat de sélectionneur, ndlr] au maintien de Le Graët à la tête de la Fédération. Deschamps fascine Le Graët, ce n'est pas d'hier. Et il en obtient à peu près ce qu'il veut. C'est tout confort.»
Certaines demandes de Deschamps accordées par Le Graët ont fait tiquer les édiles, comme la réinstallation de l’équipe de France au Grand Hôtel Barrière d’Enghien-les-Bains (Val-d’Oise) la veille des matchs au Stade de France pour raccourcir la distance à parcourir le jour J : le sélectionneur précédent, Laurent Blanc, avait été fermement invité par Le Graët à rester à Clairefontaine pour des raisons budgétaires.
Mise bout à bout, la somme des choses obtenues par Deschamps ne scandalise cependant personne au sein de l’instance. Les montants en jeu ne sont pas extravagants et le sélectionneur peut à chaque fois démontrer sans peine que ce qu’on lui accorde va dans le sens des intérêts de la sélection, c’est-à-dire dans celui de sa compétitivité ou du secret entourant une équipe que le champion du monde 98 a pour mandat de verrouiller à tous les niveaux après les frasques des années 2008-2012. Reste l’impression que le couple formé par le président et le sélectionneur est devenu la véritable clé de l’exécutif du football français. Et qu’il s’est substitué à un comité exécutif censément élu pour dessiner la ligne politique. Dans le même ordre d’idée, la montée en puissance auprès de Le Graët de la directrice générale, Florence Hardouin, plus haut responsable de l’administration fédérale, ajoute au sentiment de dépossession.
Pourquoi le sélectionneur a-t-il pris un tel poids à la FFF ?
Déjà, donc, parce que Le Graët l’admire. Mais ce n’est pas tout. Même ceux qui souffrent de l’influence de Deschamps reconnaissent qu’elle va dans le sens de l’histoire. Si le foot français est conçu depuis la nuit des temps comme une pyramide dont la base serait le monde amateur et le sommet opposé la sélection nationale, il faut bien constater que cet édifice s’est renversé. C’est l’équipe de France qui donne le ton aujourd’hui, influant désormais sur tout le football, et même au-delà. L’Euro organisé en France a transformé la formation tricolore en objet à haute valeur symbolique, l’enjeu se situant quelque part entre la concorde nationale et le moral des ménages : ce poids a même écrasé les joueurs en début de compétition.
Si l’on reste dans le foot, l’image des Bleus pèse doublement en termes financiers, que ce soit le sponsoring ou les droits télé directement attachés à la sélection ou le nombre de pratiquants, l’argent des licences irriguant le foot d’en bas. Dit autrement : si Le Graët accorde autant d’importance à Deschamps, c’est qu’il en a. Le sélectionneur a su préserver l’idée même d’équipe nationale, une gageure pour ceux qui n’ont pas regardé le dernier Euro sous un prisme franco-français : entre des joueurs épuisés par leur saison en club et des équipes (la Belgique, par exemple) dévorées par les comportements individualistes, en passant par des sélections cliniquement mortes (Angleterre, Roumanie, Russie, Ukraine) et un niveau de jeu prouvant que le foot de pays ressemble désormais à une île du Pacifique progressivement recouverte par les eaux sous l’effet du réchauffement climatique, Le Graët a eu le temps de mesurer les mérites de celui qu’il a mis en place en 2012.
Par ailleurs, le savoir-faire de Deschamps n’est pas réductible au vestiaire des Bleus, vestiaire dont il a pris soin d’éloigner - une précaution élémentaire de son point de vue - toutes les sources possibles de fuite. Même tenue d’une main experte, la vie des tricolores connaît quelques écarts ou soubresauts, par exemple quand l’agent d’un cador de l’équipe aidé d’un copain essaie de casser la gueule d’un confrère à Ribeirão Preto, au Brésil. Sous Deschamps, ce genre d’épisode ne fait pas de vague. Avant 2012, Laurent Blanc ramassait pour moins que ça.
S’il va au bout de son idée, la réélection de Le Graët est-elle une formalité ?
Une seule candidature déclarée pour l'heure si l'on excepte celle du Conseil national des supporteurs de football, qui ressemble à un acte de témoignage : celle de François Ponthieu, notamment président pendant douze ans de la DNCG, le gendarme financier du foot français. Et qui fait l'innocent : «Noël Le Graët a dit qu'il ne ferait certainement pas un troisième mandat, j'en déduis donc qu'il ne sera pas candidat.»
Si Le Graët franchit le pas, son comité exécutif explosera, ce qui révélera un malaise existant depuis longtemps au sein de l’instance : n’hésitant pas à faire valoir sa proximité avec le chef de l’Etat, qu’il appelle même parfois au téléphone devant des élus, le Breton n’en finit plus de s’arroger des domaines réservés, comme tout ce qui touche au cas Karim Benzema. Pas sûr qu’une opposition sortira du comité exécutif pour autant : ce sont pour l’essentiel des soldats, peu à l’aise quand il faut manœuvrer serré, et qui n’ont en outre pas vu venir la candidature de Le Graët. Celui-ci devra ainsi constituer une nouvelle liste. On pourrait y voir un invité surprise : le président de l’Olympique lyonnais, Jean-Michel Aulas en personne, à la recherche d’un point de chute depuis que ceux qui tiennent la Ligue pro ne veulent plus de lui. C’est peu dire qu’Aulas et Le Graët se sont opposés dans le passé. Il en va du foot comme du reste : la politique, c’est l’oubli.