Au cours des années 2000, le sociologue Frédéric Rasera
(Photo DR),
enseignant à l’université de Lyon-II, a enquêté quatre ans sur le vestiaire d’un club de Ligue 2 (il garde le nom et les dates anonymes) et compilé ses observations dans un livre,
Des footballeurs au travail.
Ce n’est pas tant le jeu auquel il s’est intéressé, mais sur ce qui a été zappé à la longue : le foot pro est un vrai boulot, avec sa hiérarchie, ses contraintes et ses rapports de subordination.
Avec ses spécificités en matière d'organisation du travail, qui fait du joueur un entrepreneur au statut précaire à l'intérieur même d'un groupe - il y a presque un côté schizo de prime abord, d'autant qu'il y a de la passion au milieu. «J'ai voulu le banaliser, le sortir de cette forme d'apesanteur sociale qui biaise certains jugements», dit le chercheur.
Vous écrivez que «les footballeurs sont confrontés à des logiques d’individualisation au travail, mais courent le risque d’être taxés d’individualisme». Cela signifie quoi à l’échelle du foot ?
D'un côté, le football est un univers professionnel où le collectif est valorisé à l'extrême. Les joueurs doivent montrer en permanence leur implication pour l'équipe et participer à la vie du «vestiaire» qui ressemble, à première vue, à une bande de copains. Dans ce contexte, savoir chambrer est une vraie compétence, alors que le fait de se tenir à distance des discussions collectives ou des joies d'après-match est une «faute professionnelle». En même temps, il y a effectivement toute une organisation du travail très individualisée, qui commence dès l'embauche, dans la négociation des durées de contrat, des salaires, des clauses. Par exemple, certains bénéficient de primes en fonction du nombre de matchs joués au cours de la saison. Admettons qu'un joueur est censé en toucher une dès lors qu'il dépasse la barre des 20 matchs : si on arrive au 17e, au 18e et qu'il ne joue plus… Au-delà de l'aspect financier, il y a un énorme enjeu de visibilité, qui conditionne l'attractivité et la longévité sur le marché du travail. Il ne faut pas non plus éluder la passion : lorsqu'un entraîneur écarte un joueur, il touche à ce qu'il est en tant qu'homme.
Du coup, la concurrence «saine» est simplement un élément de langage ?
C’est un idéal vers lequel les footballeurs tendent vraiment, une croyance collective bien ancrée chez eux. D’ailleurs, les joueurs mécontents de leur statut en reviennent souvent à la même conclusion : prouver ce qu’ils valent. De ce point de vue, les joueurs participent à leur propre domination, l’incertitude sous-tendant l’implication au travail. Mais ils peuvent en revanche être facilement critiques sur la hiérarchie établie par leur entraîneur, même s’ils ne l’expriment que très rarement publiquement par crainte d’être sanctionnés. Ils vont se baser sur de nombreux facteurs. Cela va des commentaires extérieurs des journalistes et des supporteurs, aux logiques économiques dont ils savent qu’elles peuvent influer sur les compositions d’équipe… Pour vendre untel, il faut un peu plus l’exposer, pour se débarrasser d’un autre, le mettre au placard…
Dans une entreprise classique, cette mise au placard relèverait du harcèlement moral…
Le système sélectif crée en permanence de la déception. Et lorsque la relégation perdure et qu’un joueur est «mis au placard», c’est souvent à l’origine d’une souffrance. Reste que, du point de vue de ces travailleurs, ce fonctionnement est normal. La souffrance psychologique est banalisée et pensée comme faisant partie du métier. Pour les joueurs, il est toujours question de montrer à quel point son mental est solide, ce qui contribue à légitimer le système. Les médecins du travail pourraient éventuellement se positionner sur ces questions. Mais force est de constater qu’ils sont particulièrement absents de cet univers professionnel, qui est paradoxalement ultramédicalisé…
Médicalisé à outrance, mais contraint par le milieu…
Le staff médical est organisé pour la production de performances. Sa particularité est d’être à la disposition de l’entraîneur. La question centrale n’est alors pas tant la santé des joueurs dans leur ensemble que leur possibilité d’être utiles pour la compétition. Tout en sachant que le personnel médical - les kinés notamment - est souvent recruté parmi des professionnels qui ont eux-mêmes pratiqué le sport en compétition et qui, du coup, valident le fait de devoir adapter leurs diagnostics à la finalité du foot professionnel.
Du coup, la gestion du «corps» devient un enjeu archi complexe ?
On touche à la spécificité du métier de footballeur : celui-ci doit par exemple venir sur son lieu de travail pour se faire soigner bien qu’il soit arrêté - dès lors qu’il peut se déplacer - et rester au milieu de ses coéquipiers. Pour les joueurs, être blessé est avant tout une condition problématique, notamment à cause du fait de sortir du jeu de la concurrence et de perdre sa place, avec toutes les conséquences que cela peut avoir en termes de visibilité. Dans le vestiaire, une longue blessure peut aussi provoquer certaines réactions très significatives. Je décris ainsi le cas de ce joueur écarté des terrains quelques mois et qui se fait chambrer par un collègue, sur le ton «tu as arnaqué le club».
Les footballeurs entretiennent un rapport ambivalent avec leur corps. D’un côté, il y a, comme chez les ouvriers, cette valorisation d’un corps résistant et, de l’autre, une forte demande de soins et, à force, de vraies connaissances médicales. Mais cette gestion se pense aussi en fonction de la position dans le groupe et sur le marché du travail : le joueur peut-il se permettre de ne pas jouer ? Il arrive qu’il se débrouille avec les membres du staff médical pour que l’entraîneur ne soit pas au courant de ses problèmes physiques et qu’il puisse faire partie du groupe. Mais d’un autre côté, l’entraîneur peut aussi parfois utiliser le staff médical pour justifier une mise à l’écart, dès lors qu’un joueur n’est plus une priorité.
Dans votre enquête, vous cassez aussi l’idée selon laquelle un entraîneur ne pourrait être qu’un meneur d’hommes…
Dans mon livre, il y a cet épisode de la vidéo, où un entraîneur, qui a pourtant une belle carrière derrière lui, est contesté en privé par certains joueurs qui lui reprochent de ne pas savoir suffisamment théoriser le football. La question de sa maîtrise tactique est centrale. Ce point me semble d’ailleurs intéressant car il rappelle que les joueurs ont des savoirs théoriques sur leur métier, ce qui tend à être oublié de l’extérieur. Ils peuvent faire preuve d’un véritable sens critique argumenté. Et si les footballeurs professionnels sont avant tout des exécutants, le match est un temps particulier où il y a des formes d’autonomie possibles, certains joueurs «cadres» essayant parfois de jouer avec les consignes quand ils l’estiment nécessaire.
Vous racontez comment un joueur se fait malmener, après avoir évoqué ses sympathies pour la Ligue communiste révolutionnaire…
Quand on entre par la porte du quotidien de travail, la question qui se pose effectivement est : quel est l’intérêt des joueurs à parler des à-côtés ? C’est un terrain miné. Certes quand on est intouchable, il y a peut-être matière à se défaire de certains éléments de langage, mais jusqu’où l’est-on dans le football professionnel, un milieu où les statuts changent très vite ? Ce joueur se fait tomber dessus par des sponsors du club qui lui reprochent finalement de cracher dans la soupe et le renvoient à sa position de subordonné.
Les propos de François Hollande, qui estime que les joueurs doivent «se muscler le cerveau», obéissent-ils à la même logique ?
Ses propos traduisent d’abord un très grand mépris à l’égard des footballeurs. Ils s’inscrivent dans la série de lieux communs dépréciatifs qui contribuent à nier leurs trajectoires sociales et les spécificités de leur métier. Par exemple, il leur est souvent reproché leur côté bling-bling. Mais ce genre de terme, comme d’ailleurs celui de bobo pour d’autres, ne nous renseigne pas vraiment sur ce qu’ils sont. Ces qualificatifs nous en apprennent plus sur ceux qui parlent des footballeurs que sur les footballeurs eux-mêmes. Et on peut rajouter que les salaires conséquents que touchent ces sportifs - même si il y a des écarts conséquents à l’intérieur d’un vestiaire - peuvent servir de prétexte à l’expression libérée de ce mépris à leur égard. Dans un registre similaire, les journalistes et les chroniqueurs se moquent souvent du langage approximatif des footballeurs ou encore de leurs mauvais goûts en matière de consommations. Autant de réflexes qui s’apparentent à un mépris de classe associant symboliquement leur réussite économique à leur supposée pauvreté culturelle.
Avec toute cette complexité, où se situe la passion ?
D'abord, il faut se garder d'opposer trop vite argent et passion. Dans le football pro, la plupart du temps, tout fonctionne ensemble. Un joueur de Ligue 2 qui part évoluer à l'échelon supérieur réalise son rêve et cette ascension sportive va souvent de pair avec une augmentation salariale. Ensuite, le terme «passion» est problématique parce qu'il masque le rapport de subordination salariale dans lequel sont inscrits les footballeurs et participe à nier le fait qu'ils exercent un vrai travail avec toutes ses contraintes professionnelles. Celles-ci sont importantes, notamment au regard de leur poids sur la vie privée. Des choses très concrètes : les conséquences de la mobilité sur la vie des compagnes, les plannings qui changent à la dernière minute, l'importance du contrôle de «l'hygiène de vie» - en somme, la frontière entre travail et vie privée est poreuse. Un entraîneur adjoint avec lequel j'ai échangé résume la condition de footballeur ainsi : «Payé pour être à la disposition de.»