Jusqu'au bout, Bradley Wiggins va se payer notre fiole. Le facétieux vainqueur du Tour de France 2012, par ailleurs Britannique le plus titré de l'histoire des Jeux olympiques, refuse de dire si les Six Jours de Gand, qu'il a remportés dimanche, associé à son vieil ami Mark Cavendish, marqueront sa fin de carrière définitive, à 36 ans. «J'ai toujours de bonnes jambes», observe-t-il. Son succès dans l'épreuve belge était en réalité une illusion puisqu'il s'agit d'un gala et que le vainqueur y est toujours désigné à l'avance. Mais Wiggins, qui a célébré sa retraite de la première division mondiale en avril 2015 après Paris-Roubaix, sa retraite du haut niveau après les Jeux de Rio en août, puis sa retraite de la route après le Tour de Grande-Bretagne en septembre, et enfin sa retraite de la piste après les Six jours de Londres le 30 octobre, s'est rassuré cette semaine grâce aux milliers de spectateurs, amoureux de vélo, qui lui vouent une popularité chaude comme un cataplasme à l'eucalyptus. Et ce alors même que le champion qui ne se retire jamais doit répondre à des accusations de dopage depuis deux mois.
A défaut de compétition, Wiggins devrait participer ces prochains jours à des auditions d’enquête, comme celle de l’agence britannique antidopage (UKAD) qui s’intéresse à son passé après les révélations de faits suspects le 15 septembre par un groupe de pirates informatiques, les «Fancy Bears». Ces hackers, qui divulguent des données de l’Agence mondiale antidopage, montrent que le cycliste disposait d’autorisations à usage thérapeutiques (AUT) lui ayant permis de consommer des corticoïdes à six reprises. D’abord sous forme légère lorsqu’il courait dans l’équipe Garmin en 2008 et 2009 (du salbutamol) puis en posologie lourde lorsqu’il évoluait chez Sky (triamcinolone acétonide). Fait troublant, les traitements de choc étaient à chaque fois prescrits avant un grand objectif: les Tours de France 2011 et 2012, le Tour d’Italie 2013.
Pour sa défense, Wiggins a affirmé qu'il voulait soigner des allergies et de l'asthme. Problème, les corticoïdes sont fréquemment détournés par des athlètes afin d'améliorer leurs performances, si bien que les AUT ont parfois valeur de «permis de se doper».
Une enquête parlementaire est lancée
L'affaire rebondit trois semaines plus tard, le 6 octobre, lorsque le Daily Mail révèle qu'un mystérieux colis pharmaceutique a été délivré à Wiggins par un membre de la fédération britannique de cyclisme, à trois semaines du Tour de France 2012. Contenait-il les fameux corticoïdes? Si non, pourquoi tant de secrets? La fédération dément l'existence de l'opération puis admet avoir fait passer un paquet. Elle nie cependant qu'il y avait du triamcinolone à l'intérieur.
En Angleterre, la machine à soupçons se met en route. Le 6 octobre, l'agence britannique antidopage annonce l'ouverture d'une enquête «sur des actes répréhensibles présumés dans le cyclisme». Le lendemain, des enquêteurs de l'UKAD débarquent au siège de la fédération à Manchester – certains commentateurs parlent à tort de «perquisitions». Le 28 octobre, le parlement britannique indique qu'il va procéder à l'audition de David Brailsford, le patron du Team Sky, ex-employeur de Bradley Wiggins, «dans le cadre de [son] enquête sur la façon dont le sport a composé avec les problèmes de dopage et d'éthique autour des AUT».
«Il va falloir faire tomber des têtes»
Wiggins se retrouve encore plus seul que dans une descente mouillée du Tour d'Italie 2013. Le journaliste ami du Team Sky, David Walsh, lâche la star dans le Sunday Times: «Ça ne sent pas bon, Brad.» Précisant : «L'équipe qui voulait être vue comme plus blanche que blanche s'est arrangée avec plusieurs nuances de gris. Ce qu'ils ont fait était autorisé, mais ce n'était pas juste.» Christopher Froome, triple vainqueur du Tour de France (2013, 2015, 2016) et lui-même épinglé par les «Fancy Bears» pour son recours aux corticoïdes, prend ses distances avec son ancien équipier Bradley Wiggins, réclamant «plus de transparence» dans l'attribution des AUT. Le 18 octobre, les responsables du Tour de France achèvent de trier les coupables lors de la présentation médiatique du parcours 2017 : le directeur Christian Prudhomme dénonce les équipes qui, comme le Team Sky, ne font pas partie du Mouvement pour un cyclisme crédible, supposément plus propres que les autres. Les maîtres du vélo mondial lavent toutefois Froome, héros de la cérémonie.
«Il va falloir faire tomber des têtes, explique à Libération un proche de Wiggins. La presse britannique ne va rien lâcher. Pour lui donner des gages, le Team Sky devra faire sauter un de ses médecins… voire Dave Brailsford».
«Je ne suis pas un connard !»
Bradley Wiggins, lui, ne craint plus grand-chose car l'éventuel abus de corticoïdes à des fins dopantes est toujours couvert par la procédure légale des AUT. La récente affaire des rugbymen du Racing 92 a confirmé que la controverse sur les «corticos» ne débouchait sur rien. Mais une partie de la presse britannique maintient la pression.
Le 14 octobre, le Daily Mail croit bon de publier en exclusivité «une autre tempête sur des médicaments», affirmant que Wiggins a omis de se présenter trois fois à un contrôle antidopage pratiqué compétition, entre 2005 et 2009. Or ces «no shows» ne peuvent donner lieu à aucune sanction, car un athlète a droit à trois oublis sur une période de douze mois.
Wiggins n'a pas digéré la mise en cause. Interrogé ce week-end sur ses pistes de reconversion, il déclare: «J'ai l'intention de devenir un journaliste dans le genre de ceux du Daily Mail… Non, je ne vais pas faire ça, je ne suis pas un connard !».
«Anti-establishment»
C'est une sortie de route pathétique pour l'homme qui se rit des convenances. Ou qui fait mine de s'en moquer. A Gand, face à des journalistes qui se sont déplacés exprès pour lui, il affirme que peu lui chaut l'empreinte qu'il va laisser dans la légende du sport. Prodige de la piste métamorphosé en vainqueur du Tour grâce à la science du Team Sky et ses intrigants «gains marginaux», dans ce qui est, au choix, un exploit immense ou une supercherie de plus? Rouleur squelettique qui pulvérise le record de l'heure et place la référence à 54,937 km, un niveau très compliqué à atteindre?
«J'ai renoncé à me préoccuper [de mon image], répond Wiggins. C'est très dur de récolter des louanges, alors tu te contentes de faire ce que tu sais faire et tu ne penses pas au souvenir que tu laisses aux gens. Je pense que ce n'est pas grave qu'on se rappelle de toi de telle ou telle manière. Ce pourrait être comme d'un homme du peuple – qui dit ce qu'il pense, très politiquement incorrect, très anti-establishement, [car] certaines choses ne te quittent jamais depuis ton enfance et j'ai toujours détesté qu'on me dise ce que j'avais à faire quand j'étais à l'école. Ou [qu'on se souvienne de moi] comme d'un homme qui accepte de se faire anoblir [par la Reine Elizabeth, en décembre 2013].» Deux faces d'une même carrière qui, selon lui, n'en font qu'une: «Je ne suis pas en contradiction avec moi-même.»
L’art du décalage
Tout est pourtant dans cette tension entre le sérieux léché d'un athlète huit fois médaillé d'or aux Jeux olympiques et ce «working class hero» né à Kilburn, quartier popu de Londres, qui passait son temps libre à mixer en boîte dans ses premières années pro, sous le maillot de la Française des jeux. Entre le robot qui modélise chaque col du Tour de France 2012 pour les vaincre à l'arrache et sans panache, et l'homme repu de gloire et d'alcool qui jette des «fuck» aux voleurs professionnels de vie privée. Art superbe du décalage – et non du «décalé», sa variante dévoyée. Le produit surréaliste se nomme Wiggins. Qui, avec cette «contradiction», permanente, se met à distance d'un destin trop gros pour lui et fabrique sa singularité dans l'histoire du vélo.
En moins de cinq ans, Wiggins aura ouvert une brèche dans le peloton engourdi, le doigt sur la couture du cuissard depuis l'époque Armstrong (1999-2010) et qui s'est soumis au retour de la loi du silence, chape de mortier bien réelle malgré les petites fissures de vérités. Wiggins, moins «anti-establishement» qu'il n'y paraît, incapable d'attaquer les puissances du vélo, dont le Team Sky est un ploutocrate majeur, peu enclin à dénoncer les codes de la soumission lui qui vénère le cyclisme à l'ancienne des années 60 à 80, ses traits d'esprit et sa muselière à parts égales, incarne étrangement une certaine liberté. Qui tient à l'insulte, à une bière décapsulée, à une grimace sur le podium. C'est faible mais, dans le vélo, c'est beaucoup. Avec sa fin de carrière toute proche et les affaires de dopage qui semblent le rattraper sur le fil, c'est cette petite liberté du sport qui meurt à nouveau.