«C'est le match le plus important de l'année.» Bernard Laporte, président de la Fédération française de rugby (FFR), n'y est pas allé par quatre chemins. La rencontre Irlande-France, ce samedi sur la pelouse de Dublin pour la troisième journée du tournoi des Six Nations, s'annonce en effet comme une charnière à haut risque pour le travail du XV de France et de son sélectionneur, Guy Novès. C'est le moment de réduire l'écart entre les mots et les actes, de ne plus se contenter d'excuses sur le «manque de finition» des Bleus, qui ont raté une occasion de faire plier les Anglais (16-19) et se sont imposés sans folie face aux Ecossais (22-16), pour occuper une timide quatrième place au classement du tournoi, pas vraiment à la hauteur des attentes qu'avait suscitées l'arrivée de Guy Novès en 2016. Jusqu'ici, l'entraîneur providentiel donnait un peu l'impression de jouer la montre dans ses déclarations : «Il y a du progrès», «on sent qu'il y a quelque chose qui germe dans cette équipe», «une équipe est en train de naître», «[il faut] continuer à créer un engouement autour de l'équipe de France, qu'elle ne déçoive pas tous ceux qui rêvent de la voir progresser», etc.
Moins de physique, plus d’audace
Mais les résultats ? Après un an de «Novèsitation» et à mi-parcours du Tournoi 2017, il est peut-être temps de dresser un constat. Il s’avère alors que le bilan brut n’est pas meilleur que celui de son prédécesseur, le très décrié Philippe Saint-André. Et même moins bon : «PSA» totalisait six victoires, cinq défaites et un nul. Au même stade, Novès en est à cinq succès pour sept échecs. A la décharge de ce dernier, les Néo-Zélandais sont venus croiser sa route à l’automne dernier, le genre de match qui signifie souvent une défaite… A son crédit, et même si le temps commence à presser et que les supporteurs ne vont pas tarder à réclamer des victoires sonnantes et trébuchantes, Novès a apporté quelques transformations indispensables à l’équipe de France. Sur la technique, mais aussi et surtout sur l’image.
Quelle est cette patte Guy Novès ? L'un de ses anciens joueurs au Stade toulousain, Jérôme Cazalbou (sept fois champion de France), décrit à Libération : «On voit une volonté de faire déplacer beaucoup le ballon, de le faire vivre. De donner de la vitesse et du volume au jeu.» C'est en effet une rupture avec la méthode «PSA», un jeu fondé sur le physique, incarné par le Toulonnais Mathieu Bastareaud, défonceur des lignes adverses et toujours absent du nouveau projet de Guy Novès.
Désormais, les Bleus font preuve de plus d'audace en multipliant les passes après contact (20,4 par match en moyenne depuis la dernière tournée d'été, comme l'a calculé l'Equipe, soit mieux que n'importe quelle nation majeure du rugby). Cette tactique permet de transmettre le ballon après s'être fait plaquer, donc de continuer l'action sans ralentir le jeu. Inconvénient : le ballon risque de se retrouver entre les mains de l'adversaire. Mais le risque paie parfois, ne serait-ce que dans le style.
«Tolérance»
«Aujourd'hui je vois des joueurs qui sont prêts à mourir d'enthousiasme sur le terrain, se réjouit Franck Belot, un autre ancien du Stade toulousain (six fois champion de France). C'est l'état d'esprit que l'on aime. En tant que spectateur, je suis de plus en plus satisfait de ce que je vois !» Au moins au niveau du spectacle, on est loin du XV de France éparpillé façon puzzle par les Blacks en quart de finale du Mondial 2015 (62-13). «Un traumatisme», se souvient Belot. «Une dépression, pour l'historien du rugby Jean- Michel Blaizeau (1). Nous sommes dans une phase d'espérance après une grosse dépression. Et qui dit espérance dit tolérance !» A une petite nuance près, toujours selon Blaizeau : «On n'est pas trop regardant sur les résultats dans un premier temps mais ça ne va pas durer. La tolérance ne va pas tarder à faire place à l'exigence de performances. D'ici un an maximum…»
Victoires de pousse-mégot
Certains attendent d'ailleurs une montée en gamme dès samedi à Dublin. Cette confrontation du XV de France avec la quatrième nation du rugby mondial sera très scrutée. Bernard Laporte, qui a pris la tête de la Fédération en décembre, réclame toujours des victoires. Mais il est lui-même pris au piège de ce qui pourrait être une contradiction, puisqu'il lui faut une belle vitrine pour son sport. Et en termes d'images, entre les victoires de pousse-mégot et les défaites de losers magnifiques, le succès n'est pas forcément le meilleur investissement. Les Bleus ont d'ailleurs été plus critiqués après leur succès contre l'Ecosse qu'à la suite de leur défaite en Angleterre. De quoi énerver Sébastien Chabal, qui résumait d'un tweet, après le match contre l'Ecosse, les états d'âme de Guy Novès : «Mieux vaut gagner en étant nul que perdre en étant bon.»
L'enjeu dépasse même la seule équipe de France, désormais élevée au rang d'«outil de promotion et de valorisation du rugby», selon Serge Simon, bras droit de Bernard Laporte. Elle doit donc aussi séduire pour remplir les stades du Top 14. Juste avant Noël, la fédération a écrit une lettre aux clubs pour attirer leur attention sur le manque de spectateurs dans les stades, en particulier à l'Union Bordeaux-Bègles, Grenoble, Montpellier ou encore au Stade Français. Or, Guy Novès fait briller les cuivres avec sa promesse que le match suivant sera toujours meilleur. Comme il l'expliquait à l'AFP fin 2015 : «Ma première mission, c'est d'abord d'essayer de pratiquer un rugby d'avenir, celui qui amène les spectateurs au stade, un rugby spectaculaire.»
C'est réussi, selon Jérôme Cazalbou : «On a démocratisé le public, on a popularisé le rugby et cela a ses avantages et ses inconvénients. Contrairement aux aficionados, le grand public est moins dur avec les joueurs, dès lors que le spectacle lui plaît.» Jean-Michel Blaizeau confirme : «L'équipe de France actuelle doit être entraînante, mobilisatrice. Et ne plus générer de tristesse et de fatalisme comme c'était le cas autrefois. Certes, on aime bien gagner. Mais je crois qu'inconsciemment, l'ADN de ce jeu imprévisible, génial par instants, correspond un peu au caractère trublion du Français moyen. Le public s'y retrouve.» Pour combien de temps encore ?
(1) Auteur des Internationaux du Stade rochelais (collection La Mémoire sportive).