Karim Benzema a sans doute été heureux de le savoir : il n’est plus indésirable en équipe de France depuis vendredi. Plus précisément : il reviendra «un jour, s’il continue à bien jouer», selon les mots lâchés par le président de la Fédération française de foot (FFF), Noël Le Graët, qui s’exprimait dans les murs de l’institution. Il y a un truc. Mis en examen - et présumé innocent à ce stade - dans l’histoire du chantage à la sextape dont a été victime son coéquipier chez les Bleus Mathieu Valbuena, l’attaquant madrilène n’a pas vu sa situation évoluer depuis sa mise au ban de la sélection, en mai 2016. Le Graët a changé de discours parce qu’il a lui-même changé de statut.
Candidat à un troisième mandat à la tête de la FFF, l’édile est en campagne et il tient le discours qui va avec : déjà privé d’un Euro à domicile, Benzema appréciera qu’on utilise son cas à des fins électorales. Et de manière gratuite : c’est le sélectionneur Didier Deschamps et personne d’autre qui a décidé d’une mise à l’écart que Le Graët a assumée, c’est au même Deschamps qu’incombe la responsabilité de sortir le joueur du séchoir.
Comment se porte la candidature de Le Graët ?
Le Breton n’a pas mégoté. Recevant les présidents de ligues et de districts dans le cadre de leur assemblée générale début février, Noël Le Graët les a promenés au Lido, une attention qu’un esprit pervers aura tôt fait de lier au fait que ce sont justement ces mêmes élus qui voteront lors de l’élection du 18 mars.
A l'échelle du football français, Le Graët est un géant : à la manœuvre dans l'exécution de Bernard Tapie dès le début des années 90, il fut celui qui tint les dossiers économiques de l'institution par tous les bouts pendant plus d'une douzaine d'années, son élection à la tête de la FFF en 2011 ayant formalisé dans les faits sa domination. Vendredi, l'édile a fait bonne figure : des comptes dans le vert symbolisé par un contrat liant la fédération à l'équipementier Nike à la hausse (43 millions par saison plus 7,5 millions en dotation de matériel, un montant contesté par l'opposition), une hausse des licenciés et une image de l'équipe de France ripolinée depuis l'arrivée de Deschamps en 2012. Le Graët a cependant mis un bémol au léger parfum d'autocritique : «Les élections, un peu partout, c'est toujours compliqué. On n'a pas le monopole de la bonne décision tout le temps.»
Sûr de l’emporter en novembre, quand il s’était lancé dans la campagne en coupant la route à un Jacques Rousselot à qui il promettait encore sa succession cet été, Noël Le Graët a fini par ouvrir les yeux : en l’état, le scrutin pourrait tourner vinaigre, la fusion des listes de Rousselot et de François Ponthieu, associant le potentiel de séduction du premier et la hauteur de réflexion du second, ayant équilibré, voire renversé les rapports de force. Les cadres dirigeants de l’administration de la FFF ont compris avant lui : dès le mois de décembre, certains cabinets de recrutement ont vu arriver leur CV en vol groupé.
Quelles sont les faiblesses de Le Graët ?
Un exercice autocratique du pouvoir, sans un regard pour les élus du football - la directrice de son administration, Florence Hardouin, s’est parfois interrogée à haute voix sur leur utilité, ambiance - et par ailleurs exclusivement tourné sur le sommet de la pyramide : l’équipe de France.
Pragmatique, le constat de Le Graët peut s’entendre. En plus d’assurer le gros des ressources de la FFF (70 % de son budget vient de la sélection et de la Coupe de France), l’image des Bleus conditionne beaucoup de choses, des contrats de sponsoring jusqu’au nombre de licenciés en passant par une manière de paix sociale dans ces ligues où bat le cœur du foot ; les gamins qu’on convoie le samedi et les notes de frais d’une dizaine d’euros pour l’essence.
De là à accéder à toutes les demandes d’un Deschamps n’en finissant plus de dresser des barrières autour de la sélection, privatisant à grands coups d’éléments de langage et de manœuvres souterraines une équipe censée représenter tout un chacun, il y a cependant une marge : on n’oubliera pas avant longtemps la sensation d’étouffement et de non-dits éprouvée lors du dernier Euro, indépendamment des bons résultats des Bleus. Le cas Benzema, que Deschamps avait écarté, quoi qu’il en dise, pour complaire à une opinion publique hostile à sa sélection, dit ça aussi. A moins qu’une partie du vestiaire tricolore ait secrètement fait savoir au coach son opposition au retour de l’attaquant madrilène, le sélectionneur avait en effet le pouvoir de faire parler la puissance œcuménique du foot en prenant le joueur, une forme de retour aux sources du sport - il prime, on se fout du reste - en attendant que la justice passe. Le sélectionneur a privilégié cette notion d’image, l’occasion est passée : le foot entendu comme une affaire qui tourne, et non pas cet instrument théorisé par Ponthieu qui dessinerait un projet ou ces sacro-saintes «valeurs» dont le Landerneau nous rabat pourtant les oreilles à tout bout de champ.
Au fil des années, cette idée de déconnexion a emmené Le Graët assez loin. A la suite d'un article paru dans ces pages (lire Libération du 2 novembre), il avait mal pris que l'on évoque les reproches à son endroit de plusieurs membres de son comité exécutif en désaccord avec le tour de cochon joué à Rousselot : Le Graët avait ainsi précipité une rencontre devant en principe se tenir quelques semaines plus tard. On avait alors vu un homme combatif, intellectuellement séduisant et capable comme à ses plus belles heures de tenir cette position raisonnable qui range ses interlocuteurs de son côté. En sortant de son bureau, on avait croisé Denis Trossat, trésorier de la FFF et membre de son comité exécutif, et Le Graët s'était amusé : «Regardez, en voilà justement un qui vient prendre rendez-vous avec moi pour me dire qu'il s'en va, qu'il ne me supporte plus…» Tout le monde avait ri de bon cœur mais rétrospectivement, l'anecdote a un goût étrange : borduré par un Le Graët qui voulait le caser sur le foot amateur, Trossat a effectivement rejoint la liste de Rousselot, où il figure en deuxième position. Pour agir ainsi, le Breton se sentait tout permis. Une attitude dangereuse quand on brigue un mandat devant un électorat venu à 63 % du monde amateur, réputé sourcilleux sur la manière dont il est entendu et compris.
L’intégration du président lyonnais, Jean-Michel Aulas, dans sa liste accrédite cette idée de coupure : à la louche, Le Graët s’est ainsi aliéné près des deux tiers des pros (37 % des voix), remontés contre Aulas et par ailleurs critiques envers un édile qu’ils ont toujours jugé trop proche du pouvoir socialiste.
Que propose Jacques Rousselot ?
La dernière fois qu’on a rencontré le président de l’AS Nancy-Lorraine, Rousselot cherchait des Pokemon sur la pelouse du stade Marcel-Picot avant un match contre le Paris-SG. Une anecdote : cette saison, avant un match de L1, un joueur adverse précédemment passé par l’ASNL lui est tombé dans les bras, Rousselot expliquant après-coup avoir prêté à ce joueur une somme qu’il n’a jamais réclamée (ni eu l’intention de réclamer) depuis. Un interlocuteur l’a mis en garde : l’époque étant ce qu’elle est, une erreur du joueur en question amenant un but lorrain pouvait ainsi faire naître le sentiment de la corruption.
Rousselot s'en est amusé : «Ça n'arrivera pas. C'est un bon joueur.» Le natif de Pont-Saint-Vincent (Meurthe-et-Moselle) est difficile à saisir, même pour ceux qui le connaissent. Ses détracteurs brocarderont une gestion sentimentale de l'ASNL, qu'il a racheté au début des années 2000 : une fois l'éternel homme-orchestre du club Gérard Parentin envolé au Brésil, les finances ont tangué jusqu'au seuil critique, ce qui peut traduire chez ce pur produit de l'enseigne de distribution E. Leclerc un distinguo entre le monde de l'entreprise et l'idée qu'il se fait du sport.
Elu sur la liste de Noël Le Graët en 2013, Rousselot est membre des instances de la FFF depuis plus de dix ans : le bilan des années Le Graët est aussi le sien, ce qui réduit son angle d’attaque politique. C’est donc sur la gouvernance que Rousselot entend marquer sa différence, à commencer par l’utilisation des Bleus et l’usage quelque peu privatif que Noël Le Graët a du pouvoir. Pour l’heure, le Lorrain se refuse à un déballage qui n’est pas dans son style : dans son camp, on le presse pourtant parfois d’envoyer quelques dogues - comme son conseiller Jean-Michel Roussier, ou encore le président de la Ligue de Paris, Jamel Sandjak - cogner sur le président sortant en place publique.
Que va-t-il se passer ?
L’élection est dans trois semaines : il peut s’en passer de belles d’ici là, même si la complicité qui a longtemps lié les deux hommes limite leur marge de manœuvre respective. Le Graët a laissé affleurer un possible conflit d’intérêts en cas d’élection de Rousselot, président d’un club de Ligue 1. Sans trop insister quand même : difficile de faire comme si Le Graët n’avait rien à voir avec l’En Avant Guingamp, qu’il a porté à bout de bras pendant des décennies et qui est aujourd’hui présidé par son gendre. Déjà plus problématique est la présence, sur la liste ou dans l’entourage de Rousselot, de personnes condamnées par la justice (Jean-Michel Roussier, Gervais Martel) ou dont le nom est apparu au fil d’une enquête judiciaire (Francis Collado) par le passé.
Le meilleur atout de Le Graët est cependant ailleurs : l’éventuel renfort public de Deschamps himself, prenant la parole pour lier son sort à celui de Le Graët. Et mettant un poids dans la bataille électorale qu’on présume considérable : rien moins que la restauration de l’image et de la compétitivité de la sélection nationale, laminée à son arrivée par la grève du bus de Knysna, les éclats de Samir Nasri et on en passe. Rousselot s’est fendu de deux coups de fils : un pour le sélectionneur des Bleus, l’autre pour son agent, Jean-Pierre Bernès, le but étant de les convaincre qu’un changement de président ne réduirait en rien la latitude dont bénéficie le sélectionneur depuis 2012. Deschamps peut le croire ou non. Comme il peut estimer devoir quelque chose à un Noël Le Graët qui lui voue une fascination sans borne. Pas facile.