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Belgique

Cyclisme : que reste-t-il des Flandriens ?

Ces paysans coureurs réputés durs au mal, ne sont plus qu’un lointain souvenir alors que dimanche, le 101e Tour des Flandres s’élance d’Anvers la bourgeoise.
Yves Lampaert le 22 mars lors de la course «A travers les Flandres». (Photo Franck Faugere. Presse sports)
publié le 31 mars 2017 à 20h06

Après «l’Homme de fer», «le Bouledogue» et «le Gitan», la grande famille des Flandriens - ces cyclistes belges exceptionnellement durs au mal - compte un nouveau besogneux avec Yves Lampaert, 25 ans, alias «John Deere». Le coureur de l’équipe Quick Step, qui prendra part dimanche à la foire annuelle des «Flandriens», le Tour des Flandres, 260 kilomètres couverts en une journée sur des chemins de labour, grimpe chaque matin sur son vélo et le soir sur son tracteur. Il travaille la blette et le poireau. Quand il court en Espagne, il contemple les serres de tomates en bord de route. Après sa carrière, il reprendra sans doute la ferme familiale. Il y vit déjà. Lampaert ne s’est pas offert un pavillon de briques brunes, mais habite chez ses parents paysans, à Ingelmunster, au cœur de la Flandre occidentale.

Dans la région, le patois est rude comme autrefois. Quand son petit frère parle au micro, la télé est obligée d'envoyer les sous-titres. Yves, lui, a l'accent plus léger : «En tant que fils de paysan, tu sais ce que ça veut dire de travailler, dit-il. Pour être un bon cycliste, il faut beaucoup travailler, faire beaucoup de sacrifices, beaucoup rouler sur ton vélo.» Mercredi, le coureur-tracteur a récolté une belle victoire sur Dwars door Vlaanderen («A travers les Flandres»), une épreuve de préparation au Tour des Flandres. Son frère a dit quelques mots étouffés aux caméras. Son mentor Jos Braeckevelt a frotté une larme : l'ancien facteur d'Ingelmunster, ex-directeur sportif de l'équipe Leroux, comme la chicorée, devenue par la suite Pelforth, ex-patron de l'équipe de la loterie nationale belge, Lotto, a découvert Lampaert dans ses choux-fleurs.

Champion de la souffrance

Braeckevelt, 74 ans, a le flair des «Flandriens». Vingt ans plus tôt, il a repéré et façonné Andreï Tchmil, un Soviétique devenu Ukrainien, Moldave et Belge suivant la couverture des passeports, et qui s'est installé en Flandre pour gagner le Tour des Flandres. Braeckevelt voit en Lampaert un héritier : «Il sait se faire mal. Il a eu une vie avant de devenir cycliste.» Un caractère rare dans le peloton moderne, car le filon s'assèche peu à peu : «Des Flandriens, il n'en reste plus beaucoup…»

Pour entretenir le mythe, le musée du Tour des Flandres a placardé une affiche dans ses sous-sols à Audenarde, ville d'arrivée de l'épreuve. On y voit un coureur de l'ancien temps, prostré sur son vélo, «sans casque et avec une casquette informe», «un maillot de laine», «un tricot de peau en toile cirée», «un cadre en acier de douze kilos»… «Un vrai Flandrien», annonce le panneau en noir et blanc. On croît reconnaître Briek Schotte, «l'Homme de fer», double vainqueur du Tour des Flandres, en 1942 et 1948. «Nous, les Flamands, sommes faits d'un bois spécial. Ma motivation a toujours été l'honneur, l'argent venait après», rappelait-il en 2002. Schotte campe le Flandrien parfait : la terre sous les ongles, peu bavard, pas riche, champion de la souffrance, qui roule par la neige et le givre, idéalement né en Flandre orientale ou en Flandre occidentale, le berceau du cyclisme belge, et non pas dans les régions plus opulentes de la partie néerlandophone : Anvers, le Brabant, le Limbourg. Un brave, un héros.

De son vivant, Schotte était baptisé «le dernier des Flandriens», preuve que le vélo n’est plus dupe de ses successeurs. Ainsi, Yves Lampaert tient lieu d’illusion, comme son compère Olivier Naesen, 26 ans, de l’équipe AG2R-La Mondiale, jadis chauffeur-livreur qui se levait à 5 heures du matin avant de devenir un homme de l’art. Ils sont les dernières figures d’un monde qui n’existe plus. Les autres Flamands du cyclisme ne sont pas des Flandriens pur sucre, quoique doués pour les épreuves du terroir. Les jeunes Belges domptent avec plaisir ce mélange de tourbe et de vent, d’horizons plats et de petites montées en pierres, des pièges abrupts autant que des reliques, qui donnent à la Flandre sa fierté et au Tour 800 000 spectateurs. Plus qu’une course de vélo, une fête nationale.

Heures grises et valeurs glorieuses

Aujourd'hui, Tiesj Benoot et Jasper Stuyven ont jeté le tricot en toile cirée. Ces deux espoirs du pays, outsiders pour le Tour des Flandres, sont diplômés d'économie à l'université. Ils voyagent, parlent plusieurs langues, s'entraînent en Espagne ou en Italie. Quand la presse leur dit qu'ils sont les «nouveaux Flandriens», ils font oui avec la tête. Mais ils vivent loin de Briek Schotte et de ses tracas, très très lointains héritiers de Walter Planckaert, lauréat du Tour des Flandres 1976, qui racontait à la Voix du Nord : «Un petit mal de tête ? Un cachet d'aspirine et on roule. On ne se plaint jamais. Un matin, je suis parti par - 11° C. Moins onze, vous entendez ! Après 15 km, mes yeux étaient fermés et recouverts de glace.»

Le «nouveau Flandrien» est parfois du genre déviant. Ainsi, Guillaume Van Keirsbulck, 26 ans, passait pour le héraut de la Flandre laborieuse. Las, ce fils de bonne famille a quitté pas très net une boîte de nuit et éclaté son auto contre un arbre un soir de 2015. Sans blessure grave pour lui, mais l’Audi RS6 à 110 000 euros s’en sort salement. Van Keirsbulck voulait imiter en tout point son idole Tom Boonen, vainqueur à trois reprises du Tour des Flandres (2005, 2006, 2012), un cycliste de classe, mais trop élégant pour ses ancêtres. «Tornado Tom», 36 ans, qui compte aussi quatre Paris-Roubaix dans sa besace, est né dans les environs d’Anvers et réside à Monaco. Ce dimanche, ce faux Flandrien, célébré comme un Briek Schotte, tentera de gagner une nouvelle fois le Tour des Flandres. Parmi ses équipiers, sommé de se dévouer, Yves Lampaert le paysan.

L’évolution de ces coureurs est un paradoxe : elle renvoie le pays à ses heures grises et elle proclame pourtant des valeurs glorieuses. Elle n’a rien de si tragique, elle suit les transformations du vélo et de la Belgique, la fin des petits fermiers, l’essor économique, le tabou de la douleur qui tombe, l’amélioration des conditions de vie.

A la création du Tour des Flandres, en 1913, la Flandre crevait de faim, de guerres et de maladies. Les populations fuyaient du côté de la prospérité, en Wallonie, pour embaucher à la mine ou dans les usines d'acier. Elles passaient pour arriérées, feignantes, bagarreuses, voleuses : la figure bien commode de «l'étranger». Dans les pièces de théâtre, le Flamand était toujours cet imbécile de «Monsieur Vanpatate». Pour se donner un peu de fierté, les Flamands ont donc fabriqué leurs cyclistes. Ils n'étaient pas les plus beaux sur leurs machines mais ils gagnaient souvent. Karel Van Wijnendaele est devenu leur manager et a monté dans l'entre-deux-guerres des tournées avec l'équipe des «Flandriens» sur les vélodromes d'Europe : le triomphe de l'humilité. Ces paysans démentaient un dicton cruel : «Les Flamands ne sont pas des gens» («les Flamins, c'est nin des djins !»).

Comme un pansement sur les cicatrices

La société trébuche en janvier 1961, quand le gouvernement belge vote des lois antisociales. Les Wallons manifestent avec 700 000 grévistes, les Flamands rappellent leur goût du travail et dénoncent «la dictature de la rue rouge et wallonne». La Flandre est passée de la betterave aux microprocesseurs. La région retourne les drames à son avantage, comme la crise du lin : une entreprise se met à recycler en panneaux d'isolation cette plante de fourrage. Elle prend le nom de Quick Step et devient le principal sponsor d'Yves Lampaert et de Tom Boonen.

Pour certains, cette revanche sociale est un lion noir sur fond jaune : les drapeaux nationalistes et séparatistes claquent d’un événement à l’autre, y compris le Tour des Flandres. Le symbole s’affiche moins depuis que la droite dure du NVA est entrée dans le gouvernement de coalition, en octobre 2014, et règne sur le pays. Désormais, sur les épreuves cyclistes, les fanions tricolores belges sont revenus, tels un pansement sur des cicatrices.

Il n'y a pas que les coureurs qui ont changé. Le Tour des Flandres lui-même s'élancera pour la première fois cette année d'Anvers, une cité contrôlée par le NVA et qui a offert 400 000 euros aux organisateurs, le double de Bruges. Une usurpation de trop pour Jos Braeckevelt, garant d'une certaine tradition : «Anvers ? Ce n'est même pas dans la région historique des Flandres. C'est une ville d'argent, pas de vélo. Il y a quinze jours, j'ai reçu à la maison Jean-Marie Leblanc [l'ancien directeur du Tour de France, ndlr]. Comme il disait, les créateurs du Tour des Flandres doivent se retourner dans leurs tombes !»