Santé, argent, amour : sur l'horoscope, tout allait bien. Avril 2005. Bardé de succès, sans aucune casserole à ce stade, Tom Boonen n'a pas compris cette question écrasante, lui, le plus grand coureur cycliste sur les classiques du Nord - devenu depuis recordman de victoires de Paris-Roubaix, quatre succès et peut-être un cinquième s'il surnage dimanche dans les terribles pavés, pour la dernière épreuve de sa carrière. Donc : la question qui tue. «Vous n'avez pas peur, parfois, de finir comme Freddy Maertens ou Frank Vandenbroucke ?» La rencontre avec les journalistes se passait chez un fabricant de matelas. Boonen avait 25 ans. Un peu surpris, il a fait cette promesse : «Je ne perdrai pas les pédales.» Pas comme Freddy Maertens, gloire belge des années 70, qui s'est noyé dans l'alcool. Ni Frank Vandenbroucke, une star quasi de sa génération, six années plus vieux seulement, noyé dans tout le reste. Boonen, lui, ne voyait pas pourquoi il pourrait plonger : «La vie est pleine de gens qui ont connu l'échec sans avoir le succès. C'est une question de personnalité.»
Boonen se trompait, mais peut-être qu'au fond, il savait déjà. En Belgique, les «nouveaux Merckx» sont créés et enterrés à la chaîne. Plus de trente ans que ça dure. Or, Boonen profitait d'une vie en apparence très pure. Troisième à 22 ans de son premier Paris-Roubaix, il remportait aussi des sprints sur le Tour de France. S'affichait en mannequin blond, dans un pays qui préfère ses cyclistes à ses footballeurs. Nu s'il le fallait. Ses fesses dans le contre-jour d'un salon à rideaux blancs ou encore une balle de tennis en équilibre sur les reins… Le coureur pénètre les pages de Playboy. Soudain, le voici dans une baignoire bouillonnant de rouge, comme un héros romantique qui se serait tranché les veines. La couleur vient d'une boîte de haricots blancs à la tomate. Cette photo joue avec son nom, qui signifie «haricots» en flamand, et rappelle la pochette du disque des Who, The Who Sell Out (1967), qui avait déjà donné les mêmes images de suicide à la sauce ketchup. Le champion devient fantasme.
Dauphins et coraux
Quand il apparaît dans un magazine gay, en éphèbe musclé, il doit se justifier auprès d’un peloton qui n’apprécie pas ces choses-là : les journalistes lui auraient menti sur leur identité, il a été piégé… Boonen soulève toutes les libidos. Deux semaines après son interview au milieu des matelas et des engagements de vie irréprochable, il remporte son premier Paris-Roubaix.
Au même moment, Frank Vandenbroucke choisit d’en finir. Il vide une bouteille de Petrus et s’injecte de l’insuline. Mais il ne meurt pas. Le lendemain, sa mère le découvre sur son lit, vêtu d’un linceul arc-en-ciel, un maillot de champion du monde. «VDB» n’a jamais réussi à remporter ce titre. Boonen, lui, y parvient cinq mois plus tard. Sur l’instant, un gouffre semble creusé entre les deux hommes : l’un n’en finit plus de monter, l’autre de descendre.
Evidemment, ça ne pouvait pas durer. En 2006, Boonen se sépare de sa compagne pour une adolescente de 16 ans. Si le vélo est libertaire, la presse donne dans la morale. Cette affaire privée badigeonne le Het Laatste Nieuws. Il paraît que les deux amoureux se sont rencontrés sur une île des Antilles, Curaçao, où les coureurs achèvent ensemble leur saison parmi les coraux et les dauphins. Cette jeunette est la fille d'un organisateur de course néerlandais. Boonen passe d'un fantasme collectif à un vulgaire coup d'un soir.
Lorsqu'il cesse cette relation, il parle comme un acheteur automobile : «J'ai vendu ma corvette.» Le coureur renoue avec son ancienne conjointe le 10 avril 2008, si l'on en croit la chronique people. Trois jours plus tard, il s'adjuge un deuxième Paris-Roubaix. Fin de l'incartade ? Au contraire, le fait divers ne fait que s'ébranler. Le 24 avril, le cycliste est flashé à 129 km / h au lieu des 70 km / h réglementaires, en voiture bien sûr. Nouvel excès de vitesse dans la nuit du 3 au 4 juin, deux fois au-dessus des 90 km / h autorisés. Plus ennuyeux, il a le portable accroché à l'oreille et 0,75 g d'alcool dans le sang. Une semaine plus tard, le Het Laatste Nieuws révèle que Boonen s'est également fait pincer à la cocaïne. Ce n'est pas une affaire de dopage car le contrôle s'est déroulé hors compétition. Mais la chute de Boonen fait un vacarme de vitres cassées.
L'organisateur de la Grande Boucle lui interdit de participer, avec des motifs sentencieux : «L'image et le comportement de Tom Boonen sont incompatibles avec l'image du Tour de France et celle qu'un champion exceptionnel comme lui se doit de véhiculer.» Le vélo sort des scandales de transfusion sanguine et de la domination de Lance Armstrong (pour qui Boonen a été coéquipier une petite saison à ses débuts, sans dopage, il le jure). Il faut des coureurs vierges. L'équipe de Boonen saisit la justice et le coureur est finalement admis sur le Tour. Il ne gagne aucune étape. Malade, il abandonne. Un certain destin l'a rattrapé à l'épuisette.
C’est moins grave que pour Frank Vandenbroucke, qui s’égare entre le réel et la fiction. L’autre star du vélo belge, qui a survécu à sa tentative de suicide, dispute des courses en anonyme, comme en 2006 en Italie. Pour passer incognito, il a présenté une fausse licence, avec un nom inventé, «Francesco Del Ponte» et une photo qu’il a découpée dans une revue de sport : celle de Tom Boonen.
Comme une grand-mère sur un solex
Avant son contrôle à la cocaïne, Boonen promettait qu'il ne s'égarerait pas. Après, il a maintes fois annoncé qu'il redeviendrait cet enfant sage. Les fans consternés, les instances puritaines du cyclisme avaient été rassurées. Un incident ? Pourquoi ce ne serait pas un incident ? Les champions des autres disciplines n'étaient pas épargnés, médecins et autres experts dissertaient des conséquences néfastes de la gloire ou du tréfonds peu avouable de la compétition. Et voilà que Boonen replonge un an plus tard, en 2009. Encore une affaire de coke après Paris-Roubaix. Il s'explique à la télévision : «Je pense que j'ai un problème. Après avoir passé trois ou quatre mois à travailler, j'ai clairement franchi la ligne. Il y a quelques heures, j'étais une épave.» Boonen glisse doucement dans la baignoire de fayots à la sauce tomate. Six mois plus tard, Vandenbroucke est retrouvé mort d'une embolie dans un hôtel de Saly, au Sénégal, des traces de piqûre sur le bras.
Pour Tom Boonen, le récit officiel s'interrompt ici. On sait seulement qu'il a repris le cours de ses succès, par exemple avec son invraisemblable saison 2012, où il gagne d'affilée quatre classiques sur chemins pavés : le Grand Prix E3, Gand-Wevelgem, le Tour des Flandres et Paris-Roubaix. Dans l'intervalle, il s'est soigné. Son directeur sportif, Wilfried Peeters, le préconisait à chaud : «Une aide médicale dès que possible pour se débarrasser du problème.» Il se dit que Boonen a visité un centre de désintoxication. Qu'il s'est fait peur avec ce qu'il y a vu. Toujours est-il qu'il reprend pied. Selon la formule, il revient plus fort. Couvert d'éraflures, la part du héros qui lui manquait. Tom Boonen est l'un des derniers coureurs du «sale cyclisme», une ère où pleuvent les médicaments et où le succès tue. Les coureurs y ont vécu en moines défroqués, appliqués aux vêpres et encanaillés en douce, des moines bonhommes et enjoués.
Aussi terrible qu’il y paraisse, les amis de Vandenbroucke ont perdu un ami mais ils regrettent l’époque. Sans doute parce que les hommes y restent des hommes. Ils se donnent à voir aux spectateurs, dans la veine d’un vélo populaire et simple d’accès. Ils sont gourmands et transgressifs : Boonen raconte comment il s’arrête au café pendant ses entraînements pour avaler de la charcuterie. L’excès est peut-être rendu possible par d’autres substances. Mais ce vélo-là demeure joyeux. Même dans la douleur. Pas encore acquis au sans gluten, Boonen se requinque à la bière d’abbaye.
«Il me doit bien ça»
Son monde a tremblé le 4 avril 2010 dans l'ascension du Mur de Grammont, sur le parcours du Tour des Flandres. Au plus fort de la pente, alors qu'il est à fond, «Tornado Tom» est déposé par son rival, Fabian Cancellara, comme une grand-mère sur un solex en panne. C'est le jour où le Suisse fut accusé d'utiliser un vélo à moteur - sans preuve formelle, mais le poison s'est instillé dans plusieurs «exploits» depuis. Une semaine plus tard, Cancellara éclate Paris-Roubaix. Boonen fait semblant de rien. En réalité, il est convaincu d'avoir été le spectateur et la victime d'une énorme supercherie, qui dépasse toutes les triches employées depuis un siècle. Quand il rencontre un nouvel équipier, Boonen sonde le terrain : «Tu te rappelles du jour où Cancellara m'a planté dans le Tour des Flandres ?» Puis, suivant la réaction, il s'épanche ou pas sur ce traumatisme. L'an passé, il aurait ainsi confié : «Participer au jubilé de Cancellara ? Pour cela, il devrait me verser un million. Il me doit bien ça…»
Après quinze ans de vélo, Boonen est un peu nostalgique. Aujourd'hui, il a le crâne à ras, les joues creusées, le teint mat. Samedi dernier, le Het Nieuwsblad lui a consacré un numéro spécial, 48 pages de victoires, de fesses à l'air, de triomphes en noir et blanc et de baignoire rouge. Sur la couverture, sa femme, Lore, lui fait un bisou. Ses parents trônent sur six pages, regardant avec fierté les maillots conquis par Tom, les belles frusques. Ils ont l'air contents.