Bientôt un grand ménage dans les annales de l’athlétisme ? La Fédération européenne (AEA), réunie ce week-end à Paris, a adopté une proposition visant à redorer l’image d’une discipline entachée par les affaires de dopage. Elle prévoit, entre autres, de jeter aux oubliettes d’anciens records européens, établis à une époque où la lutte antidopage était une illusion. Une décision qui s’appliquerait ensuite aux records du monde. Des champions douteux pourraient payer rétrospectivement. D’autres, a priori cleans, pourraient se retrouver victimes collatérales de ce blanchiment.
Que propose la fédération ?
L'AEA veut transformer certains records d'Europe en «anciens records d'Europe». Néanmoins, elle ne fixe pas de date précise à partir de laquelle les performances ne seraient pas remises en cause. La Fédération ne souhaiterait maintenir officiels que les records établis par des «athlètes qui ont subi un certain nombre de contrôles antidopage au cours des douze mois précédant leur performance». Avant de préciser : «L'échantillon doit ensuite être stocké et disponible pour être testé pendant dix ans.»
Sachant que la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF, maison mère de l’AEA) n’a instauré la conservation des échantillons d’urine ou sanguins qu’en 2005, on peut supposer que toutes les marques antérieures à cette date seraient alors rayées des tablettes. Mais rien n’est encore gravé dans le marbre. Cette proposition doit désormais être soumise et étudiée en août par l’IAAF.
Un record qu’on regretterait et qui pourrait être effacé : les 8,95 m de Mike Powell (longueur, 1995). Photo Presse Sports
Pourquoi ?
Le président de la Fédération européenne, Svein Arne Hansen, conçoit que cette mesure ait un caractère «radical». «Nous avons besoin d'une action décisive pour restaurer la crédibilité et la confiance», a-t-il déclaré. En parallèle de la lutte contre la corruption, la remise à plat des records s'impose comme une «bonne idée», estimait déjà le président de la Fédération française, Bernard Amsalem, en janvier dernier. Dans les colonnes de Libération, il rappelait : «Certains records ne seront jamais battus. Prenez celui du poids féminin, détenu par une athlète soviétique [Natalia Lissovskaïa] avec 22,63 m : aujourd'hui, pour être championne du monde, c'est 20,3 m, 20,4 m. Le record du marteau hommes d'un athlète de l'ex-URSS [Youri Sedykh] est à 86,74 m. Aujourd'hui, seuls quelques-uns atteignent 81 m ou 82 m.»
Quid des records du monde ?
Pour l’instant, ils ne sont pas concernés. Mais la mesure serait anecdotique si elle se limitait aux records continentaux. Chez les hommes, seuls six records d’Europe (sur les vingt-huit épreuves olympiques) sont également mondiaux : celui du triple saut, établi par le Britannique Jonathan Edwards (1995, 18,29 m), celui du javelot du Hongrois Jan Zelezny (1996, 98,48 m), ceux du disque et du marteau par l’Allemand Jürgen Schult et le Russe Youri Sedykh (tous deux en 1986), les 6,16 m à la perche du Français Renaud Lavillenie en 2014 et, la même année, le 50 km marche de son compatriote Yohann Diniz (3 h 32 min 33 sec).
Un record qu’on regretterait et qui pourrait être effacé : les 10''73 de Christine Arron (100 m, 1998). Photo Chamid. Icon Sports
Quand bien même il se verrait privé de son anecdotique record d'Europe du 1 000 m (1981), le Britannique Sebastian Coe, président de la Fédération internationale d'athlétisme depuis 2015, est favorable à la mesure. «Il y aura des athlètes, actuellement détenteurs de records, qui penseront que l'histoire que nous réécrivons leur retirera quelque chose, mais c'est un pas dans la bonne direction.» L'éventualité d'une solution radicale étendue à tous les records athlétiques mondiaux est donc clairement soulevée. Ce grand lessivage permettrait à l'IAAF de se racheter une image. Lamine Diack, son président entre 1999 et 2015, est soupçonné d'avoir couvert des cas de dopage contre rémunération. Sebastian Coe est quant à lui accusé de ne pas avoir dénoncé ces pratiques, auxquelles il ne semble pas avoir pris part.
Quels records seraient concernés ?
A supposer que passent à la trappe tous ceux établis avant 2005, certains records mythiques seraient donc effacés. Chez les hommes : ceux du 1 500 m d'Hicham El Guerrouj (1998), du 5 000 m et 10 000 m de Kenenisa Bekele (2004), du 400 m haies de Kevin Young (1992), de la hauteur de Javier Sotomayor (1993), de la longueur de Mike Powell (1995) ainsi que les quatre records en lancers. Chez les femmes, disparaîtraient des performances qui sentent le soufre, établies notamment dans les années 80, durant la période de plomb du dopage, comme le temps surréaliste de l'Américaine Florence Griffith-Joyner sur 100 m (10''49 en 1988) ou ceux de l'Allemande Marita Koch (400 m) et de la Tchécoslovaque Jarmila Kratochvilova (800 m). Aujourd'hui, quiconque ne ferait qu'approcher ces performances serait immédiatement suspecté d'être une centrale nucléaire. Selon le décompte de l'Equipe, vingt-quatre records du monde pourraient ainsi être annulés.
Un record qu’on regretterait et qui pourrait être effacé : les mythiques 18,29 m de Jonathan Edwards (triple saut, 1995). Photo Bildbyran. Icon Sport
Quelles sont les réactions des athlètes ?
Tout le monde ne se montre pas aussi convaincu que Sebastian Coe. «Je me sens blessée, j'ai l'impression que cela entache ma réputation et ma dignité», a posté Paula Radcliffe sur son compte Twitter. La détentrice du record du monde du marathon (2003) s'est vivement opposée à cette proposition. La Britannique n'est pas la seule à monter au créneau. Son compatriote, le triple sauteur Jonathan Edwards, parle de «lâcheté».La Suédoise Carolina Klüft, recordwoman d'Europe de l'heptathlon, est également révoltée : «Je trouverais dégoûtant d'être privée de mon record alors que je suis complètement propre.»
Côté français, seraient notamment concernés Stéphane Diagana (record d'Europe du 400 m haies) et Christine Arron, recordwoman d'Europe du 100 m. Leurs performances pourraient se retrouver labellisées «anciens records d'Europe». Le premier évoque «un manque de considération et de respect». La seconde s'énerve dans l'Equipe : d'aucuns estiment que ses 10''73 sur la ligne droite (en 1998) constituent le «vrai» record du monde de la distance reine, les rares femmes ayant couru plus vite qu'elle étant suspectes. «Je trouve ça absolument scandaleux, s'indigne-t-elle. Déjà que ma carrière a été lésée par le contexte du dopage de l'époque [référence à l'Américaine Marion Jones, impliquée dans une affaire de dopage, ndlr], que je n'ai été ni championne olympique ni du monde, et on voudrait me prendre tout ce qui me reste.» Quant au Marocain Hicham El Guerrouj, il prévient qu'il n'accepterait pas qu'on «supprime [son] record. Si c'était le cas, j'irais devant le Tribunal arbitral du sport». Les «dépossédés» pourraient se tourner vers la justice, avec de bonnes chances d'être entendus, selon des juristes du sport interrogés par l'Equipe.
Un record à oublier : les 10»49 de Florence Griffith-Joyner (100 m, 1988). Photo Ron Kuntz. AFP
D’autres sports ont-ils fait le ménage ?
D’après le rapport annuel de l’Agence mondiale antidopage (AMA), l’athlétisme est la deuxième discipline la plus sanctionnée pour violation des règles antidopage, après le bodybuilding et devant l’haltérophilie. Cette dernière a déjà pris des mesures. En 1993, la Fédération internationale d’haltérophilie avait modifié ses catégories, ce qui a annulé tous les records du monde. Pas sûr que ceux établis depuis soient beaucoup plus propres…
Dans un autre registre, à la fin des années 2000, la natation a dû faire face à la folie des combinaisons en polyuréthane. Une sorte de dopage technologique que la Fédération internationale a fini par interdire, sans toutefois effacer les temps canons établis grâce à cet artifice. Aujourd’hui, les puristes veulent distinguer les records «polyuréthane» des records «tissu». Le cyclisme, quant à lui, n’a pas hésité à gommer fiévreusement ses palmarès, en particulier les sept Tours de France remportés par Lance Armstrong (1999-2005).
Un record à oublier : les 86,74 m de Youri Sedykh (marteau, 1986) ne seront sans doute jamais battus car inaccessibles. Photo Ria Novosti. AFP