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Thibaut Pinot, l’échappée bêle

Le cycliste, l’un des favoris du Tour d’Italie qui vient de débuter, reste sourd aux appels de l’argent et de la célébrité. Il préfère rester dans son village de Haute-Saône, avec ses animaux qu’il bichonne.
A Mélisey, fin mars. Le cheptel du cycliste compte notamment huit chèvres. (Photo Raphaël Helle. Signatures pour Libération)
publié le 7 mai 2017 à 18h56
(mis à jour le 7 mai 2017 à 19h06)

Le lama était fâché, mais il n'a pas craché. Une belle bête au regard de mystère. Le pelage brillant, noir comme la nuit. Elle avait débarqué en douce, fin octobre, sur le plateau des Mille Etangs, en Haute-Saône, pour la pendaison de crémaillère de Thibaut Pinot. Le coureur cycliste, meilleur jeune du Tour de France 2012, troisième du classement en 2014 et vainqueur d'étape à l'Alpe d'Huez en 2015, ouvre alors la porte de son chalet tout neuf et tombe sur un lama. «Non, mais les gars, c'est quoi cette connerie ?» Tout de suite, un sale pressentiment. Ce lama était un cadeau de son coéquipier Arthur Vichot. Acheté sur Leboncoin, transporté depuis Bourg-en-Bresse. Hélas, le lama fou ne s'est jamais acclimaté au jardin de Pinot, semant la terreur parmi les chèvres. Le coureur s'en est débarrassé au bout de deux jours. Il l'a cédé contre bons soins à un couple des environs. Qui lui a donné un nouveau nom : Thibaut Cacao.

A Mélisey, au pied du massif des Vosges, il y a Thibaut Pinot, sa famille, ses amis et ses bêtes. Sa vie recluse-ouverte. Le champion cycliste de 26 ans a fait construire sa maisonà l’automne 2015, bois rustique à l’extérieur, modernité sobre dedans, une bâtisse ouverte sur le sud et la prairie qui dégringole en pente légère. De la cuisine ou du salon, il surveille ses chèvres. Chaque matin, il les nourrit à 7 h 30, puis il part s’entraîner.

«C'est toujours difficile de partir.» Thibaut Pinot le dit fataliste mais pas triste, alors qu'il a abandonné la maison pour presque un mois, engagé sur le Tour d'Italie du 5 au 28 mai, la deuxième plus grande épreuve par étapes après le Tour de France. Il aborde ce Giro comme possible vainqueur, successeur éventuel de Laurent Fignon, le dernier tricolore à s'être imposé, en 1989.

L’Italie, choix serein. Déçu par sa performance dans la Grande Boucle l’an dernier, contraint de renoncer pour un état grippal, Pinot mise sur le Giro pour rallumer ses ambitions. Epreuve idéale pour un coureur sauvage : les caméras se font discrètes. Sauf cette année, puisque la chaîne l’Equipe retransmet les étapes en direct et en clair, une première française depuis l’époque Fignon. Le journal du même groupe a dégainé vendredi trois pages pleines sur Pinot. Cloc, cloc, revoici la pression avec ses gros sabots.

Pour s'en tirer, le coureur pense à ses animaux. «C'est son équilibre, sa vie, confie Vichot à Libération. Thibaut remplit sa tête autrement. Ses bestioles lui donnent du souci, mais c'est un souci sain. Quand il est en course, il appelle son père avant le départ et lui demande s'il s'est bien occupé des moutons.» Régis Pinot, employé des pompes funèbres et maire (PRG) de Mélisey, écoute à chaque fois les recommandations. Même s'il connaît déjà tout par cœur. Le cheptel compte plus de monde qu'une équipe cycliste de deuxième division, soit huit chèvres, douze moutons et brebis, une poule, deux poussins, deux chats…

Chaton abandonné

Il faut se méfier : la chèvre Princesse a failli mourir dans le bac à granulés. Un jour, le coureur la retrouve tête coincée sous le couvercle, presque en overdose, incapable de s’arrêter de manger. Un autre jour, il découvre un chaton abandonné sous l’appentis de bois. Cette ménagerie lui tourne dans la tête. Il n’oublie pas le lama non plus. Que devient le lama ? Avant de partir au Tour d’Italie, Pinot est passé voir Thibaut Cacao. Il se porte à merveille.

Il fallait que ça arrive : le cycliste est enregistré comme éleveur - c'est la loi. Il a acheté un quad pour tirer une «moutonnière», version à laine du van à chevaux. Précision évidente : il ne tue personne. «Ça va pas, non ? Je les aime trop pour ça… C'est la même chose dans mon étang [où il pêche pendant ses journées de repos, ndlr]. Je relâche toujours le poisson.» De temps à autre, il partage les vidéos terrifiantes de l'association L214 sur les sévices dans les abattoirs. Il ne mange «que de la bonne viande». Convictions à la mode, mais anciennes chez lui. Les animaux sont sa façon de voir de monde. «Il a toujours grandi avec eux», souligne Marie-Jeanne, sa mère. «Il a acheté ses moutons avant sa maison», rappelle sa copine Claire.

Une fois, on lui a demandé pourquoi il aimait à ce point les animaux. Pinot a répondu : «Peut-être parce que j'en suis un. » Son copain Vichot : «Peut-être qu'il aime plus les animaux que les hommes…» Son ancien directeur du CC Etupes, Jean-Pierre Douçot : «Pinot ressemble aux animaux. Il bouge les yeux très vite dans tous les sens. Il analyse, il observe, il se méfie. Il a l'intelligence de la terre et des saisons. Il connaît le rythme du temps, la valeur des efforts, le prix des hommes et des choses.»

Un tropisme de la région ? La Haute-Saône s’appelle «la Haute-Patate» pour les gens de la ville à Besançon et il n’est pas faux que certaines maisons sont encore privées d’eau, d’électricité ou des deux. Mélisey a son petit tourisme en été, avec le plan d’eau de la Praille, un terrain de jeu qui régale en piscines, friture de carpes et tartes à la myrtille. Les cyclistes amateurs passent ici pour grimper la Planche des belles filles, une montée sèche qui sera au tracé du Tour de France en juillet. Le reste de l’année, la Haute-Patate s’épluche entre initiés.

Pinot a hérité de la terre de ses grands-parents. Voilà deux ans encore, il faisait le jardin, mais il a arrêté pour cause d'activité cycliste. Il se contente de garder les bêtes… Plusieurs fois, il a refusé de déménager. Au lycée, il se serait bien vu paysagiste, mais il ne voulait pas partir à Belfort pour des études spécialisées. Une trop grande agglomération pour lui, quasi 50 000 habitants, lointaine de 40 km. D'autres tentations sont venues par la suite. Le Team Sky de Bradley Wiggins et Christopher Froome l'aurait recruté, à condition qu'il s'installe au soleil de Nice. De même, les experts fiscaux lui auraient trouvé une villa pimpante en Suisse, 30 km à vol d'oiseau, pour lui faire épargner une année d'impôt tous les trois ans. Pinot a décliné :«Je suis bien chez moi.» A propos des taxes : «Comme on dit, il vaut mieux en payer beaucoup que pas assez.»

Sept ans après ses débuts, Thibaut Pinot est l'un des rares grands cyclistes qui soient vraiment heureux. Le genre de personnes dont on dit qu'elles n'ont «pas changé», ce qui est impossible. On veut dire qu'il n'a pas rompu avec ses origines, ni truqué ce qu'il est devenu. Pinot, un champion décroissant ? Il a réduit sa vie au strict nécessaire. Dépouillé la statue de coureur phare, allégé le protocole, feint de ne pas entendre les sollicitations commerciales.

La vraie vie

Autrefois, ce qu'on disait de lui le déchirait en deux, comme sur le Tour 2013 où les haineux anonymes cochonnaient les forums internet. Il a débranché. Tout. La télé - excepté quelques directs de sport et des documentaires animaliers -, Twitter - où il distille à peine des vidéos de foot. Il s'en porte mieux. Certains de ses confrères, qui ont en apparence tout pour être heureux, carburent aux antidépresseurs. D'autres, souvent les mêmes, recrutent des communicants, soignent leur image jusqu'à fabriquer quelqu'un d'autre. Pinot, lui, a choisi de dégonfler la bulle. Ce matin de la fin mars, il désigne les chèvres qui jouent à se foncer dessus : «La vraie vie, elle est là !» Il ne veut rien gâcher de ses joies ordinaires. Le cyclisme est déjà une compromission, mais qui ne durera pas, guère plus de cinq ans encore, et ce n'est pas un supplice non plus car il reste dans ce métier des gros bouts de passion.

Jeune ministre

En mai 2016, il est parti une semaine en mission sur le Tour de Romandie : il y a dominé Christopher Froome. Trois jours plus tard, il est invité avec d’autres bons coureurs français pour une photo à Bercy, autour d’un jeune ministre vraisemblablement curieux de vélo : il dit non. Ce n’est pas une histoire de politique mais de santé physique. Sur la photo, il laisse un vide. C’est ainsi que le 3 mai 2016, Thibaut Pinot a manqué sa première rencontre avec Emmanuel Macron. Ce jour-là, il a somnolé et déterré les cailloux du jardin. Sinon, les arbres ne poussent pas droit.